stalinisme (suite)
On voit ici que le stalinisme n’est pas une déviation, mais la négation complète de la dictature du prolétariat : au lieu de l’exercice direct du pouvoir par le peuple en armes et de la disparition de l’État, il met le pouvoir absolu de l’État sur le peuple. On juge aussi de son usage du marxisme : invoqué comme une référence sacrée, le marxisme subit une lecture qui en change complètement le sens. Au lieu d’être la science dont le prolétariat allait se servir pour réaliser son émancipation, il devient le savoir qui cautionne le pouvoir de ses maîtres, l’idéologie de la raison d’État et du parti.
Dans les rapports de production, dans les institutions politiques et dans l’idéologie, il n’a fait que reproduire sous le signe de la révolution le principe capitaliste de domination et de hiérarchie, le principe du pouvoir. Il a pu le faire en poussant à ses ultimes conséquences le principe léniniste : il faut au prolétariat un parti d’avant-garde. Car, au regard d’une avant-garde, le prolétariat sera toujours immature et irresponsable. Finalement, de classe ouvrière en parti de la classe ouvrière, de parti en comité central, on aboutit naturellement à l’autorité inconditionnelle du chef qui sait et décide. Que celui-ci le fasse au nom du marxisme ne signifie pas qu’il en ait maintenu l’acquis, même sous une forme dogmatique, car une idéologie ne se juge pas aux textes qu’elle invoque, mais à la fonction sociale à laquelle elle les fait servir, après les avoir interprétés. Le marxisme, sous Staline, devient le savoir absolu des lois de la nature et de la société. L’histoire a un sens nécessaire et providentiel ; l’économie en est le premier moteur, le parti en est la conscience et l’agent, et l’État en est la réalisation. Le militant révolutionnaire a donc le droit de parler au nom de l’histoire et de diriger la libération des autres.
Mais comment le prolétariat russe, capable de renverser le tsarisme et de mettre en place son pouvoir direct sous la forme de soviets, s’est-il laissé, sous Staline, déposséder de sa révolution ? Cette question oblige à se demander si l’existence de l’État dérive seulement de la division de la société en classes antagonistes, ou s’il répond à un besoin social d’être à la fois pris en charge et soumis aux contraintes par une incarnation de l’autorité.
A. S.
➙ Marxisme / Staline.
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