Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Spinoza (Baruch de) (suite)

La vie

Seule une vie de brimades peut éclairer la violence de cette réaction anticartésienne de la part d’un cartésien. Baruch d’Espinoza (son nom s’écrit souvent ainsi) naît en 1632 de parents descendants de Juifs portugais ; ces derniers, pour échapper à l’Inquisition, se sont fixés aux Pays-Bas à la fin du xve s. et intégrés à la communauté « marrane » d’Amsterdam, c’est-à-dire au cercle des Juifs de cœur, convertis de force au catholicisme par l’édit de Ferdinand. Dans ce milieu, Spinoza reçoit une éducation rigoureuse ; l’école confessionnelle, l’« Arbre de la Vie », où il poursuit ses études, lui donne une connaissance de l’hébreu et de la Bible, mais aussi de la littérature espagnole ; c’est là encore que Spinoza prend contact avec les philosophies rationalistes de Maïmonide* et de Crescas (1340 - v. 1410), des cabalistes. À l’université, où il suit les cours sans être inscrit, il s’assimile aussi la culture hellénique, latine et chrétienne ; il lit les philosophes anglais, italiens, français et allemands, et entretient de multiples rapports avec les maîtres à penser de son temps — même si ces derniers, tel Leibniz*, n’osent en reconnaître le fait. Esprit libre, il refuse de rester enfermé dans le ghetto intellectuel juif de sa ville natale. Aussi les milieux chrétiens l’initient-ils aux sciences profanes, l’aident à progresser en mathématiques et en physique ; des libéraux progressistes, tel le médecin Juan de Prado, lui enseignent l’anatomie et la philosophie de Descartes*. À la faveur de cet éclectisme intellectuel et de ce cosmopolitisme culturel, le rationalisme d’un homme de vingt ans met en doute les dogmes fondamentaux de la théologie juive et de la religion chrétienne qui s’y rattache. Soupçonné d’hérésie, Spinoza est excommunié par la synagogue, ses maîtres et ses parents en 1656. Exclu religieusement et socialement, il se réfugie d’abord dans les quartiers chrétiens de la ville, chez des amis, se retire ensuite à Rijnsburg, puis à Voorburg, pour finalement s’installer à La Haye. De santé fragile, il gagne sa vie de méditation en polissant des lentilles. En 1663, il rencontre le régent libéral de Hollande, Jean de Witt, qui commence à lui verser une pension. En 1672, l’assassinat de son protecteur au cours d’une émeute monarchiste et nationaliste est une nouvelle catastrophe pour lui : la victoire des mouvements réactionnaires sur les tendances démocratiques ; le peintre Hendrick Van der Spyck l’empêche d’afficher des placards de protestation. Atteint de tuberculose, Spinoza survivra cinq ans en exil volontaire, après quarante années d’ostracisme : il rejette une offre d’enseigner à l’académie de Heidelberg, interrompt une traduction néerlandaise du Pentateuque, une grammaire hébraïque, un Traité de l’arc-en-ciel et un Calcul des chances. Lorsqu’il meurt, en 1677, son ami et médecin Lodewijk Meyer sauve tous ses manuscrits.


La pensée

On devine que la réflexion philosophique de Spinoza manifeste une grande affinité avec la méditation stoïcienne. Cet héritage spirituel apparaît nettement dans les premiers écrits.

Du vivant de l’auteur ne furent publiés que deux ouvrages : en 1663, les Principes de la philosophie de Descartes, suivis des Pensées métaphysiques ; en 1670, le Tractatus theologico-politicus, imprimé anonymement en Allemagne. De 1660, déjà, date le Court Traité de Dieu, de l’homme et de sa béatitude, composé en latin pour des amis chrétiens. La majeure partie du corpus spinoziste est posthume. Ce sont, dans l’ordre chronologique : l’Éthique (1661-1665), le Traité de la réforme de l’entendement (1662), le Traité politique (1675-1677). Spinoza s’est essayé à tous les procédés littéraires : dialogues dans le Court Traité, méthode biographique (sur le modèle du Discours de la méthode cartésien) dans le Traité de la réforme de l’entendement, exposé philosophique sous forme mathématique (« more geometrico ») dans l’Éthique. Mais l’esprit qui anime ces différents discours est fondamentalement identique. C’est lui qui confère à l’ensemble d’une pensée sollicitée par les conflits quotidiens l’unité d’un système hanté par une même problématique : quelle révolution intellectuelle opérer pour que les hommes cessent d’empoisonner leur propre existence et celle d’autrui ? Comment accroître la puissance de vie et de joie dans le monde ? Comment parvenir à un bien infini qui ne soit pas décevant comme sont les valeurs humaines qui suscitent des passions ? Sous-jacents à ces interrogations, deux postulats inébranlables : l’intelligibilité totale et radicale comme puissance de l’entendement (nous pouvons donc connaître Dieu, nonobstant les théologies négatives) ; la nature est rationnelle et donc elle aussi entièrement connaissable. « Cette union de l’esprit avec la Nature totale », Spinoza l’appelle le « souverain bien », qui n’est donc autre que la joie de connaître « partagée avec d’autres individus si possible » (Traité de la réforme de l’entendement). Pour y accéder, nécessité se fait de connaître la nature : non seulement les lois qui la gouvernent, mais aussi le principe qui la gouverne du dedans et en assure l’intelligibilité, c’est-à-dire, selon le mot des théologiens « Dieu ». Mais, prenons garde, « notre salut n’est que dans une connaissance vraie de Dieu » (la connaissance fausse étant celle des religions révélées), et « la connaissance vraie s’identifie à la vie vraie ».

On comprend, désormais, qu’une métaphysique puisse conduire à une éthique bien fondée par la médiation d’une gnoséologie, d’une psychologie et d’une anthropologie. Laissons Spinoza exposer lui-même son projet et son programme : « Voilà la fin vers laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et tenter que d’autres l’acquièrent avec moi [...]. Pour y arriver, il est nécessaire de comprendre assez la Nature pour acquérir une telle nature humaine, puis de former une société capable de permettre au plus grand nombre d’arriver aussi facilement et aussi sûrement que possible à ce but. Ensuite il faut s’appliquer à la philosophie morale et à la science de l’éducation des enfants [...] ; il faudra élaborer une médecine harmonieuse [...] et ne mépriser aucunement la mécanique. Mais avant tout il faut réfléchir sur le moyen de guérir l’entendement, pour qu’il comprenne les choses facilement, sans erreur, et le mieux possible. Par où l’on peut déjà voir que je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but, à savoir, arriver à la perfection humaine suprême » (Traité de la réforme de l’entendement). La première tâche s’avère donc être la connaissance de la nature, c’est-à-dire la philosophie, la médecine et la mécanique. En préliminaire, le Traité de la réforme de l’entendement propose une nouvelle logique purifiée pour servir d’instrument à la science : « L’entendement par sa propre force innée se forge les outils intellectuels grâce auxquels il acquiert d’autres forces pour d’autres œuvres intellectuelles [...]. Ainsi, avance-t-il, degré par degré, jusqu’au faîte de la sagesse. » La pensée se trouve donc d’emblée décrite comme pouvoir d’action, comme puissance active, dont les idées ne sont en aucun cas comme « des peintures muettes sur un tableau » (Éthique). Dans ces conditions, la réflexion doit se fixer pour discipline de réformer ses modes de connaissance.