Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sorcellerie (suite)

La sorcellerie et les puissances de l’empire des morts

Parmi les pratiques magico-religieuses païennes prohibées par ces mesures juridiques se trouvent celles qui se rapportent à la vie d’outre-tombe et qui donnent lieu dans la civilisation antique à diverses cérémonies. Les Manes, terme général qui désigne les âmes des morts, prennent place parmi les dieux souterrains (dei inferi), divinités « infernales ». Leur culte présente un caractère mystérieux et terrible, occulta et abdita religio deorum Manium, selon Rufius Festus. Sur les morts qui ont été incinérés ou inhumés suivant les rites du droit pontifical (jura Manium), les sorciers ou nécromanciens n’ont aucun pouvoir, mais ils trouvent des auxiliaires, d’après les croyances générales, parmi les âmes qui n’ont pas reçu de sépulture ou encore parmi celles que leur mort prématurée oblige à errer jusqu’à l’expiration d’un certain délai. Ces « influences errantes » sont toujours malfaisantes. Ces larves et lémures apparaissent la nuit sous la forme de spectres ou d’animaux, envoient des maladies, persécutent les vivants, déciment les troupeaux et ravagent les moissons. Les larves, forces dangereuses, toujours disposées à nuire aux vivants, peuvent être évoquées et dirigées contre l’un d’entre eux par des cérémonies et des sacrifices nocturnes, sacra nocturna, comme, par exemple, ceux que l’on offre aux « démons de la triple Hécate », « puissante, dit Virgile, dans le ciel et dans l’Érèbe », reine des carrefours, trivia. Avec les âmes des larves dont elle dispose à son gré, Hécate, souvent identifiée avec Proserpine, reine des Enfers, est accompagnée d’une meute de chiens démoniaques « hurlant à la Lune » et formant son cortège. Le culte d’Hécate, surtout répandu dans l’Empire, prend peu à peu la même extension que les cultes orgiastiques venus de l’Orient.

Par l’intermédiaire des sorciers, les larves, invisibles, peuvent pénétrer dans le corps par la bouche et le nez ou encore s’introduire dans l’estomac grâce à certains aliments tels que les fèves. Le « tabou » pythagoricien qui prohibe les fèves doit se rattacher, probablement, à cette croyance dans l’action redoutable des esprits malfaisants, auxquels on attribue les épidémies et, principalement, la peste. Pour s’en préserver, les Romains nomment un dictateur, qui, solennellement, monte au Capitole afin d’enfoncer un clou de fer dans le temple de Jupiter.

D’après les idées primitives, la mort n’est jamais naturelle et, par conséquent, toutes les maladies proviennent de puissances invisibles maléfiques. L’épilepsie, maladie sacrée, morbus sacer, en raison de ses effets foudroyants et terrifiants, est soignée de la même manière que la peste : on plante un clou là où est tombé l’épileptique afin de fixer au sol la maladie et d’en délivrer le patient. En même temps, on prononce une formule d’incantation.

Il convient également de délivrer les lieux maudits des larves qui les hantent. Suétone rappelle comme un fait certain, satis constat, que ceux qui gardaient les jardins de Lamie, où le cadavre de Caligula avait été jeté, à demi brûlé, ont été inquiétés par des fantômes et que la maison où l’empereur fut tué a retenti, chaque nuit, de quelque bruit inexplicable et terrible.

Dans ces conditions, les larves peuvent aussi posséder les êtres vivants. C’est pourquoi les fous sont nommés le plus couramment « larvés », larvati. La thérapeutique magique contre la folie consiste en cérémonies de purification destinées à « délarver » le possédé par des sacrifices et des exorcismes, piationes, piamenta. On frappe souvent le malade avec des verges, croyant que l’on blesse ainsi non pas l’homme, mais la puissance maléfique et le démon qui le tiennent dans leurs griffes.

Malgré les descriptions de Virgile et d’Horace, les conjurations amoureuses, les philtres et autres enchantements de ce genre sont longtemps ignorés des Romains, selon Hirschfeld (De incantamentis), et au moins jusqu’à Plutarque, Pline et les poètes du temps de Cicéron. La sorcellerie apparaît ainsi, dans l’Antiquité romaine, comme essentiellement maléfique à cause de ses rapports avec les « larves », les « morts malfaisants », les poisons et les sortilèges. On la distingue de façon claire et constante de la magie « licite » et, principalement, de la théurgie jusqu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne. C’est alors qu’elle semble avoir servi de moyen aux législateurs pour confondre, dans une même condamnation, des pratiques criminelles qui furent toujours interdites, et à juste titre, avec des cultes privés, familiaux et locaux, d’origine païenne. Ainsi pensa-t-on renforcer la religion d’État et mieux assurer le triomphe du christianisme sur les nombreuses hérésies que l’Église et les Pères devaient combattre.


Les techniques de la sorcellerie

Techniquement, la sorcellerie se rattache à la magie antique, mais aussi à des sources plus lointaines et aux expériences fondamentales des chasseurs préhistoriques. On a proposé de ramener à deux lois principales ces moyens et ces procédés divers : la loi d’imitation et la loi de substitution. Selon la première, tout semblable appelle le semblable ; ce principe est la base de la magie « imitative » ou « homéopathique », principalement appliquée aux charmes et aux philtres. Selon la seconde loi, la partie peut être substituée au tout, car les choses qui ont été une fois en contact intime continuent à agir l’une sur l’autre. Ce principe est celui de la magie « contagieuse », dont l’application principale, universellement répandue, est l’envoûtement. Un exemple très caractéristique d’une technique d’envoûtement est celle qui est pratiquée par les Banens au Cameroun. Le « jeteur de sorts » prend une corne dans laquelle il introduit diverses plantes et plusieurs morceaux d’une espèce de cactus. Il prend ensuite un caillou, le place sur l’ouverture de la corne et l’y laisse trois jours. Après ce délai, dès qu’il aperçoit son ennemi, le sorcier jette le caillou sur l’ombre de celui qu’il veut tuer en prononçant une malédiction rituelle. Il noue alors ensemble des feuilles de palmier en répétant que son ennemi ne doit mourir que lorsqu’il les dénouera. Puis, ce nouveau délai écoulé, le sorcier défait le nœud précédent, prononce une autre malédiction et jette les feuilles à terre. Au moment où il le fait, son adversaire, selon la croyance générale, qu’il soit dans sa case ou dans la forêt, tombe à terre et meurt. Les Banens sont persuadés, d’ailleurs, que, par la seule force de l’imprécation, n’importe quel homme, sans employer aucun moyen matériel secret, peut nuire à un autre homme et même le tuer. Ils distinguent deux sortes de formules de malédiction : les bibol, impliquant toujours une menace de mort, et les bunim, limités à un souhait de malheur.