Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sorcellerie (suite)

Cependant, malgré cette unanimité apparente des législateurs, l’évolution des conceptions juridiques relatives à la sorcellerie subit au xiiie s. une mutation fondamentale sous l’influence de la théologie de saint Thomas d’Aquin, dont l’autorité efface celle de saint Augustin. Dans les deux siècles précédents, la sorcellerie est considérée comme criminelle, mais au même titre que d’autres pratiques malfaisantes du paganisme populaire et sans affirmer pour autant la réalité « en soi » de ses croyances, comme le prouvent, par exemple, au xie s., les thèses prudentes et parfois sceptiques du Decretum de Burchard, évêque de Worms (v. 965-1025). Au contraire, au xiiie s., l’existence des démons et de leurs maléfices devient un acte de foi : « La foi catholique, enseigne saint Thomas, affirme que les démons existent, qu’ils sont capables de nuire et qu’ils empêchent l’acte charnel. » Dans ces conditions, il faut même combattre l’idée que ces pratiques superstitieuses sont des fantasmagories, car c’est là le signe d’une foi défaillante et suspecte d’hérésie. Ainsi, du xive au xviie s., se forme sous des influences diverses, principalement culturelles, juridiques et théologiques, un ensemble de conceptions relativement nouvelles par rapport à celles des siècles précédents et qui aboutissent à une définition précise du « délit de sorcellerie ».

Cette législation répressive, appliquée au xive s. par les inquisiteurs dominicains de Toulouse et de Carcassonne, est systématisée et formulée de façon définitive dans les siècles suivants et principalement par des juges séculiers comme Jean Bodin (1530-1596), Nicolas Rémy (1530-1612), Henri Boguet († en 1619), Pierre de Lancre († v. 1630). La simple présomption de sorcellerie suffit, encore au xviie s., dans le Jura, par exemple, pour une arrestation. Une accusée qui ne verse pas de larmes en commençant sa déposition ou qui regarde à terre en se parlant à elle-même doit être soupçonnée de sorcellerie, selon Henri Boguet, « grand juge » de Saint-Claude, dont le Discours exécrable des sorciers est publié en 1603. Les enfants peuvent témoigner contre leurs parents, et tout individu convaincu de sorcellerie est brûlé vif. Le dernier grand procès de sorcellerie des temps modernes s’ouvre en 1692, à Salem, petite ville de la Nouvelle-Angleterre. Cette affaire détermine des modifications capitales du droit anglo-saxon dans ce domaine et exerce une influence profonde sur d’autres législations. L’autorité des inquisiteurs et des moines en Espagne n’en est pas moins encore assez puissante à la fin du xviiie s. pour interdire la première édition des Caprices (1799) de Goya.


La sorcellerie dans l’Antiquité romaine

Le rapport entre le mot sortiarius et la notion de sort dans l’histoire de la sorcellerie n’est pas accidentel. Il provient de la liaison de la consultation divinatoire des sorts, dans l’Antiquité romaine, avec des sacrifices destinés à les conjurer. Ces pratiques archaïques, devenues criminelles et prohibées, ont été longtemps tolérées.

Certaines catégories de devins de bas étage — les « haruspices de carrefour », haruspices vicini ou publici, généralement méprisés, mais populaires, et qu’il ne faut pas confondre avec les haruspices ex ordine haruspicum, du collège des 60 haruspices, institution honorée depuis l’empereur Claude, qui l’avait réorganisée en 47 — sacrifient des animaux noirs à « la triple Hécate », divinité infernale, généralement à des croisées de chemins ou à des carrefours voués à cette déesse de l’empire des morts. Parfois, ces victimes sont offertes à la déesse Mania, « mère des Lares », à laquelle on immole même des enfants afin de détourner des présages funestes et d’assurer ainsi la sécurité des familles ou d’obtenir la santé des parents. Ces sanglantes superstitions, d’origine carthaginoise, proviennent des cultes archaïques phéniciens et sémitiques de Baal Hammon, ou Moloch, assimilé au dieu latin Saturne. Ces cultes sont encore pratiqués au iiie s. apr. J.-C. au sud de Constantine et en d’autres parties de l’Empire romain. Parmi ces devins se trouvent aussi des « diseurs de sorts » que l’on nomme harioli. Theodor Mommsen les appelle « conjurateurs » parce qu’ils prétendent agir sur les événements et modifier les sorts en prononçant certaines formules magiques ou en conjurant les esprits souterrains. De plus, à cause de la liaison qui est souvent constatée par les législateurs entre les sortilèges et les empoisonnements, le droit pénal assimile ceux qui pratiquent l’évocation des morts, les nécromanciens et autres sorciers malfaisants de ce genre, nommés malefici, à des empoisonneurs, appelés venefici. Saint Augustin oppose, d’ailleurs, cette basse magie, qu’il juge détestable et qu’il nomme goétie, à la haute magie, la théurgie, qui, dit-il, tente d’élever l’âme par certaines purifications. Cette même distinction entre ces deux catégories est bien antérieure à saint Augustin. Tacite rapporte que l’empereur Claude, sous le règne duquel le collège des haruspices fut transformé en ordre officiellement reconnu, déclarait qu’« il ne fallait point, par négligence, laisser perdre l’art le plus ancien de l’Italie. Les grands de l’Étrurie cultivaient autrefois cette science. » Un sénatus-consulte charge les pontifes d’examiner ce qu’il faut maintenir et restaurer dans la science des haruspices.

À cette « magie d’État », encouragée et honorée, s’oppose, comme les textes en témoignent, une « basse magie » dont les praticiens posent en réalité un problème capital pour les législateurs, celui des sacrifices et des cultes archaïques, familiaux et locaux. Constantin défend aux haruspices, sous peine de mort, de franchir le seuil des maisons privées. Cependant, il n’interdit absolument que les « sacrifices domestiques » : la loi du 17 décembre 320 autorise l’art des haruspices, la consultation des sorts par la foudre et l’examen des entrailles des victimes, à condition que ces pratiques aient lieu dans les temples et édifices publics. Dans sa loi du 25 janvier 357, l’empereur Constance condamne aussi les mathematici et leurs doctrines, ce qui englobe dans la même catégorie les haruspices et les astrologues. Il désire que « la curiosité de la divination reste à jamais silencieuse pour tous ». Après avoir supprimé la liberté des sacrifices, le 16 juin 391, Théodose empêche le 8 novembre 392 toutes les manifestations de culte domestique et renouvelle la prohibition du sacrifice de victimes avec inspection des entrailles en vue d’« obtenir la révélation de ce qui est caché ». Dans ce même édit, on défend aussi bien de « changer le cours des lois de la nature » que de « s’enquérir du sort d’autrui ou de se procurer l’espoir de la mort de quelqu’un ». C’est la proscription complète des croyances païennes, à l’exception toutefois du port des amulettes et des moyens magiques de provoquer la pluie ou le beau temps (loi du 7 août 395).