Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Sophocle (suite)

Œdipe à Colone (jouée en 401).
Guidé par sa fille Antigone, Œdipe aveugle arrive en Attique, en face d’un bois de Colone consacré aux Euménides, et demande asile au roi Thésée. En échange, il léguera son corps à Athènes, protégeant la cité contre toute invasion. Après avoir écarté Créon et maudit son fils Polynice, venus demander son concours, il disparaît dans les profondeurs du bois sacré.


La mort, approfondissement du moi

On sait que la tragédie grecque est sanglante. Elle l’est peut-être plus encore chez Sophocle. Cette persistance des meurtres et des suicides n’indique-t-elle pas que le dramaturge voit dans la mort autre chose qu’un simple événement et qu’il obéit à une nécessité interne ? La mort ne serait-elle pas le principe moteur de son théâtre, non tant pour justifier l’essence tragique de ses pièces que pour mettre en évidence une idée maîtresse ?

Regardons l’œuvre : chez plusieurs personnages, il est une impossibilité de se voir qui aboutit à leur destruction. Déjanire se tue pour avoir involontairement condamné Héraclès ; Jocaste se pend, incapable de subir sa honte (Œdipe roi) ; Eurydice se frappe, bouleversée par le suicide de son fils Hémon (Antigone). Chez ces êtres, la mort est l’issue ultime qui leur évite une existence devenue insupportable. Nous sommes là dans l’humanité moyenne, et en présence de femmes qui ne peuvent plus vivre : elles choisissent leur propre fin pour ne plus être. Allons plus loin. Chez d’autres héros sophocléens, au contraire, la recherche de la mort infléchit leur vie : l’anéantissement est conçu comme la révélation de soi-même ; ces personnages absolus et entiers vont au bout d’eux-mêmes pour savoir ce qu’ils sont, pour prendre toute leur ampleur, pour inconsciemment découvrir l’« être » derrière le « paraître ». C’est l’exemple type d’Antigone : Antigone, « saintement criminelle » (74), une « folle » (496), choisit la mort. « Mourir avant l’heure, je le dis bien haut, c’est tout profit » (461-462), « Mon choix, c’est la mort » (555), s’écrie-t-elle, refusant que sa sœur Chrysothémis partage son sort, parce qu’elle n’en est pas digne. Peut-on parler de fanatisme ? Le mot tombe à faux. Antigone aura ses faiblesses : elle sera un instant la proie du désir d’échapper au destin qu’elle a choisi (« O tombeau, chambre nuptiale ! Retraite souterraine, ma prison à jamais... ! » (891 sq.). Au fond, si inhumaine qu’elle paraisse, Antigone n’a qu’un but : dépouiller le personnage factice qu’elle croit jouer pour s’accomplir dans le néant par le biais d’un acte héroïque. Cette incapacité d’accepter l’existence est le plus parfait témoignage de sa volonté d’être en échappant aux contraintes temporelles. Disons aussi que si Antigone oppose à Créon les raisons du cœur à celles de l’État, c’est moins pour légitimer les lois humaines que pour justifier son appétit du néant révélateur de l’être.

Un goût semblable de la mort s’empare d’autres héros de ce théâtre. Dans Ajax, la progression est nette. D’abord, Ajax semble vouloir sa fin pour fuir le déshonneur (« Ou vivre noblement ou noblement périr, voilà la règle pour qui est de bon sang », 478-479). Puis sa soif de l’anéantissement se dessine : « Ne rien sentir, voilà, voilà le temps le plus doux de la vie » (554), et il prend sa résolution : « Peut-être apprendrez-vous qu’en dépit du malheur dont pour l’instant je souffre, j’ai enfin trouvé le salut » (691-692). Et juste avant qu’il ne se transperce de son épée, c’est sa célèbre invocation : « Ô mort, ô mort, voici l’heure, viens, jette un regard sur moi, mais toi, du moins, là-bas, je pourrai te parler encore, tu seras toujours près de moi » (854-855). Dans les Trachiniennes, Héraclès, brûlé par la tunique du centaure Nessos envoyée par Déjanire, ordonne à son fils Hyllos de le porter sur le bûcher du mont Œta. Car Zeus « m’a déclaré qu’à cette date même, à l’heure où nous sommes, je verrai s’achever les malheurs qui m’accablent. Je m’imaginais donc un heureux avenir, quand il ne s’agissait, je le sais, que de ma mort : les morts seuls sont exempts de peine » (1170-1173). Philoctète se plie-t-il à un autre désir d’une mort salutaire et libératrice, parce qu’elle affranchit l’être et le sauve, quand il résiste à Ulysse et à Néoptolème, préférant l’exil et la solitude dans son île de Lemnos, tel un « mort chez les vivants » (Philoctète, 1018) ? « Mon cœur veut la mort, s’exclame-t-il, la mort tout de suite ! » (id., 1208).


Dissolution de l’être

Ajax, Héraclès, Philoctète, ces « solitaires révoltés » choisissent leur destin. L’être qu’ils cherchent fébrilement, la mort seule leur permettra de le trouver. Œdipe, dans Œdipe roi, suit le chemin inverse : il mène l’enquête pour savoir qui est le meurtrier de Laïos ; il découvre peu à peu que l’assassin, c’est lui, et qu’il a épousé sa propre mère, Jocaste. Il y a donc une dissolution de son moi dans cette quête avide de la vérité. Quand celle-ci éclate au jour, quand Œdipe prend conscience de ce qu’il est, il se crève les yeux pour ne plus voir, mais aussi pour ne plus se voir (« Ah ! lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière fois... », 1183). La mort lui est impossible : « De quels yeux, descendu aux Enfers, eussé-je pu, si j’y voyais, regarder mon père et ma pauvre mère... ? » (1371 sq.). L’infortuné voudrait pouvoir « verrouiller » son « propre corps » (1388), « car il est doux de perdre la conscience de ses malheurs » (1390). Mais il sait que « ni la maladie ni rien d’autre au monde ne peuvent [le] détruire » (1455-1456).

Plaçons-nous du côté des criminels de ce théâtre. Électre, d’abord, même si sa cause est juste. Le personnage reste dans l’ombre. Cette jeune fille est toute tendue dans la volonté de tuer sa mère Clytemnestre. Apparemment, il n’y a pas d’équivoque : Électre sait ce qu’elle veut et s’y emploie de toutes ses forces. Il n’est toutefois pas déraisonnable de penser qu’une fois Clytemnestre abattue, Électre perdra peut-être sa raison de vivre, la haine, principe même de sa vie, s’étant évanouie. On imagine mal chez Sophocle une Électre se mariant, comme le fait l’Électre d’Euripide, et ayant une existence comparable à celle de toutes les femmes de son âge. Sophocle ne nous dit rien de ce qu’elle devient : tant il est vrai que le personnage n’a plus de raison d’être, et il n’est plus. Plus encore, Créon, dans Antigone, n’est-il pas lui aussi un condamné ? Il est l’homme qui détient la puissance, mais qui n’est pas capable de remettre en cause la vérité qu’il croit posséder, de faire surgir la conscience derrière l’apparence. Cela, jusqu’à ce que l’événement se produise dans toute sa force brutale (la mort d’Hémon et celle d’Eurydice). Ce sera alors pour constater son néant : « Je n’existe plus désormais » (1325) ; il est devenu, suivant le mot du messager, un « cadavre qui marche » (1167). Créon représente le refus de l’individu de se connaître, et, lorsqu’il meurt pour le monde et à ses propres yeux, ce n’est qu’à ce moment qu’il s’étoffe et sans doute grandit.