Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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sociométrie (suite)

Citons deux exemples de tels problèmes d’interprétation : le déterminant sociologique le plus prosaïque des affinités est constitué par la vicinité (proximité spatiale) ; les corrélations entre ce facteur et les préférences sociométriques sont très significatives ; mais on ne saurait expliquer une influence sans se demander pourquoi la vicinité suscite un attrait entre ceux qu’elle rapproche matériellement ; cette question conduit à formuler plusieurs hypothèses : soit celle d’un simple facteur de facilitation, notre attrait pour autrui variant en fonction des satisfactions que nous attendons et celles-ci étant plus aisées à obtenir de ceux avec lesquels nous communiquons fréquemment ; soit l’hypothèse d’une véritable motivation, impliquant une participation aux mêmes valeurs (sentiment d’appartenance à un groupe, solidarité de destin...).

Un autre exemple concerne l’influence des variables personnelles. Les résultats montrent que la similitude entre des personnes qui s’attirent mutuellement ou se désignent comme « amies » varie notablement selon les groupes (tant pour la nature des caractéristiques que pour le niveau des corrélations). Pour interpréter ces différences, il faut tenir compte du climat collectif et des valeurs ressenties comme urgentes dans les groupes considérés. Dans les situations de médiocre solidarité locale, les facteurs dominants d’association correspondent à des modèles traditionnels (âge, classe sociale, profession) renforcés par des congruences caractérielles singulières. En revanche, dans des situations de forte solidarité, des relations étroites sont possibles entre des sujets possédant des caractéristiques et des traits hétérogènes, mais animés par des soucis communs.

La sociométrie n’intervient donc dans ces recherches que pour fournir des données de base, qu’il convient ensuite de relier et d’interpréter.


Champ d’application et portée de la sociométrie

Dans l’esprit de Moreno, son promoteur, la recherche sociométrique était inséparable d’une intervention ; l’objectif ultime consiste, en effet, à épanouir la sociabilité individuelle et à reconstituer des groupes plus harmonieux.

Aussi les premiers travaux ont-ils porté sur des institutions pédagogiques ou thérapeutiques et sur des collectivités requérant de leurs membres une grande cohésion face au danger (équipes d’aviateurs, d’explorateurs, etc.). Certains psychosociologues ont préconisé en conséquence une extension quasi générale des procédures sociométriques à tous les groupements et situations — notamment aux collectivités résidentielles et professionnelles. Cette question mérite en vérité un examen attentif, car toute intervention sur les relations humaines met en jeu des systèmes d’équilibre et de valeurs, et soulève des problèmes déontologiques.

Il ne paraît pas douteux que la sociométrie puisse rendre d’éminents services dans le domaine de l’éducation et de la rééducation, pris au sens le plus large. Elle permet, en effet, d’établir une sorte de diagnostic de sociabilité au niveau des relations et des perceptions interpersonnelles, en révélant notamment l’isolement de certains sujets, les clivages ou les tensions propres à certains groupes. En fonction de ces informations, souvent difficiles à déceler par d’autres approches, on peut procéder à des interventions diverses (sociothérapie, réaffectations, changements institutionnels) susceptibles de modifier le degré ou le style de sociabilité. Et c’est encore le recours à des « retests » sociométriques, pertinemment situés et espacés, qui permettra d’apprécier l’évolution éventuelle.

D’autre part, en matière d’urbanisme et d’architecture, la sociométrie comparative révélera de grandes différences de communications potentielles selon la structure des systèmes résidentiels, tant au niveau des ensembles globaux qu’à celui des réseaux de circulation internes et des unités de logement. On notera, d’ailleurs, que les insatisfactions peuvent tenir soit à l’insuffisance, soit à l’excès des interactions suscitées par le système. L’intervention ne saurait donc être standardisée, mais devra tenir compte des frustrations et des aspirations des résidents, processus que la sociométrie ne saurait dégager à elle seule.

L’extension de l’enquête sociométrique au domaine professionnel pose des problèmes d’ordre déontologique beaucoup plus délicats ; s’il est patent que, par leur fonction même, le formateur, le thérapeute, l’urbaniste visent à un développement plus harmonieux de la sociabilité, il n’en va pas forcément de même de tous les détenteurs d’une autorité professionnelle, notamment s’ils sont animés essentiellement par des soucis de rendement ou de pouvoir. En ce cas, le test sociométrique, inévitablement nominal, peut devenir, consciemment ou non, un instrument d’emprise et de manipulation. Le jeu des sélections risque, en effet, d’être détourné de sa signification expressive et spontanée pour servir une politique instrumentale de mutation et de promotion. En outre, il peut susciter entre compagnons et collègues de travail certains sentiments de rivalité et d’anxiété, puisqu’il implique des préférences et des risques de non-réciprocité ; ce dernier écueil subsiste lors même que le test serait effectué par un psychologue indépendant de l’autorité. Notre position personnelle tend donc à exclure l’usage de la sociométrie dans les situations quotidiennes où elle ne s’impose point et où, d’ailleurs, elle ne manquerait pas de susciter de légitimes résistances. Tout au plus pourrait-on y recourir — avec l’accord des intéressés — lorsqu’il s’agirait d’implanter ailleurs de nouvelles équipes composées d’éléments prélevés dans un ensemble antérieur. Mais là, au lieu d’une restructuration « à chaud » et « sur le tas », on recourrait à une démarche liée à une mutation globale du contexte, le processus d’association se fondant alors non seulement sur les affinités personnelles, mais sur un projet d’action collective ; et les conditions optimales de cohésion — en vérité assez rares — se trouvent, en ce cas, réunies. Dans tout autre cas, la seule démarche saine et pertinente serait le développement de ce qu’on pourrait appeler la « sensibilité sociométrique » des responsables. En s’appliquant aussi bien à eux-mêmes qu’à leur entourage, elle pourrait affiner leur perception psychosociale et orienter plus valablement certaines conduites et certaines décisions.

Ainsi en irait-il sur le plan pratique comme sur celui de la connaissance. Le mystère de l’attirance et des affinités électives, souvent relié par les poètes à une sorte de prédestination, serait progressivement élucidé grâce à la contribution de la sociométrie.

J. M.