Sinclair (Upton) (suite)
La Jungle est d’abord un reportage et un cahier de doléances. Sinclair dénonce les cadences infernales, l’absence d’hygiène, de sécurité, la toxicité des conserves, les hommes tombés dans les malaxeurs et transformés en « corned-beef ». Best-seller de l’année, traduit en dix-sept langues, la Jungle déclenche un mouvement tel que Sinclair est reçu à la Maison Blanche. Une vague de réformes s’étend à toutes les industries. La lutte de la démocratie américaine contre le capitalisme sauvage est engagée. « J’avais visé le cœur et j’ai touché l’estomac de la nation », écrit Sinclair. Reportage à sensation, la Jungle est aussi un roman de missionnaire. Il manque de finesse, mais son souffle transforme le message social en épopée romantique. Ce roman à la Zola est le plus puissant des romans à thèse, une sorte d’allégorie naturaliste, où le puritanisme affleure. Au début du roman, Jurgis, le héros, est un homme naturel, un « bon sauvage ». Mais l’ingénu est brisé par le capitalisme. Invalide, chômeur, il voit sa femme se prostituer. Il frappe un contre-maître et retourne, d’un mouvement anarchiste, se réfugier dans la nature. Converti au socialisme, il retourne militer en ville et annonce la révolution pour 1912.
Le reste de la vie de l’écrivain est un long combat. Sinclair milite, est arrêté, se porte candidat au poste de gouverneur de Californie. Il écrit surtout des romans de combat. En 1908, The Metropolis attaque la haute société new-yorkaise. Puis Sinclair dénonce les banquiers (The Money Changers, 1908), les maladies vénériennes (Sylvia’s Marriage, 1914), l’industrie des mines (King Coal, 1917), la religion (The Profits of Religion, 1918), les journaux (The Brass Check, 1919), les pétroliers (Oil !, 1927). Il milite pour l’émancipation des femmes (Sylvia, 1913), le pacifisme (Jimmy Higgins, 1919). Il compose des traités de diététique (la Vie naturelle, le Jeûne), condamne l’alcoolisme (The Wet Parade, 1931), finance le voyage au Mexique d’Eisenstein. De 1939 à 1949, pour illustrer sa conception de l’Histoire, il compose une série de onze romans, le « cycle de Lanny Budd », embrassant l’histoire du monde de 1914 à 1940 en 7 364 pages. Il y a quelque chose de grand et de burlesque chez cet infatigable lutteur utopique. Ce n’est ni un intellectuel, ni un grand romancier ; ce n’est pas non plus un politique averti. Mais c’est un exemple du mélange d’esprit religieux et d’esprit démocratique si caractéristique de cette vitalité américaine qui nourrit son optimisme de ses échecs et de ses défauts mêmes. Cet enfant terrible est un citoyen exemplaire de l’Amérique, qui croit à la contestation parce qu’elle croit au progrès.
J. C.
C. Arnavon, Histoire littéraire des États-Unis (Hachette, 1953). / W. B. Rideout, The Radical Novel in the United States, 1900-1954 (Cambridge, Mass., 1956 ; nouv. éd., 1966). / U. B. Sinclair, Autobiography (New York, 1962). / J. Cabau, la Prairie perdue. Histoire du roman américain (Éd. du Seuil, 1966).