Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Shakespeare (William) (suite)

Shakespeare, à ses débuts, vers 1589, trouve déjà portée à la scène une chronique flottante dont il tire les quinze actes des trois parties d’Henri VI. On ne peut séparer avec certitude la part de la dramaturgie anonyme de la sienne propre. Cependant, ses pièces sont liées à la formation de son génie et montrent déjà ce qui restera sa dure et sombre conception de l’histoire : de petits rois faibles comme des enfants, quand ce ne sont pas des enfants, sont isolés parmi les ambitions et les convoitises des grands féodaux ; mariés, trompés, bafoués, humiliés avant la mise à mort, ils diront la grandeur creuse et la pitié de leur état. Henri VI, qui finira sous la dague du futur Richard III, est le premier à verser des larmes sur cette monstrueuse tuerie incohérente, absurde, « entre un fils qui a tué son père », « entre un père qui a tué son fils ». La cruelle reine Margaret tend un mouchoir rouge du sang du petit Rutland au duc d’York son père pour essuyer ses larmes. Le mélo atteint à la grandeur. Sous le massacre mutuel des dirigeants, la plèbe grouille et il lui vient des idées : John Cade insurgé a des formules surprenantes : « Tout le royaume sera en commun [...], il n’y aura plus d’argent. J’habillerai tout le monde de la même livrée. »

Titus Andronicus, première tragédie de Shakespeare, date d’environ 1592. La décadence romaine rejoignant la barbarie britannique, Titus, treize ans avant, est déjà une ébauche de Lear, un vieil homme vaniteux, impérieux, inflexible, qui croit rester maître des volontés qu’il libère en dédaignant d’appuyer la sienne sur le pouvoir. Il tue sans broncher son fils qui ose s’opposer à son caprice, comme il a sacrifié sans pitié aux mânes de ses fils morts le fils de Tamora, la reine captive. Saturninus, à qui il abandonne l’empire, épouse la captive, qui devient toute-puissante pour la vengeance. Comme Goneril ou Régane, filles de Lear, elle incarne autant la luxure que la cruauté : elle est secondée dans l’atroce par son amant, Aaron le More. Il y aurait lieu de considérer la dramaturgie de Shakespeare comme un système limité de combinaisons alternatives. Le More joint à la blanche appelle en lui des images lascives qui soit se déposent sur le noir — ici —, soit se disposent en face de lui — Othello. L’hubris de Titus, la haine et le stupre chez Tamora se rejoignent pour déchaîner une orgie de meurtres et de mutilations. Il n’y a plus qu’à demander à Sénèque et à Ovide de quoi l’illustrer. Lavinia, les deux mains et la langue coupées, suit Philomèle ; les fils servis en pâté à la mère renouvellent le festin offert à Thyeste. Et dans tout cela, si la rhétorique est reine, une vision poétique sourde et profonde se fait jour. Le génie scénique de Peter Brook a ressuscité brillamment cette pièce outrancière, que le raisonnable xviiie s. avait enlevée à Shakespeare. Il ne lui aurait pas enlevé Richard III (1592?), où l’on respire déjà le plein génie du poète avec sa noire psychanalyse de la difformité poursuivant ses compensations par la puissance et par le meurtre. « Les chiens m’aboient dessus quand je boitille auprès. » « Ne pouvant faire l’amoureux je ferai donc le traître. » Sa mémoire lui présente généreusement les horreurs de ce temps des monstres qu’il clôt : la couronne de papier du duc d’York son père, Rutland égorgé par le loup Clifford et la louve Margaret. On dira qu’il en sort de nouveau un tyran de mélodrame : « Off with his head ! » (« Qu’on lui coupe la tête ! ») La reine de cartes d’Alice et Ubu feront à cet ordre un écho parodique. Ce ne sont pas les meurtres même les plus pathétiques qui retiennent le plus notre attention. Shakespeare n’a jamais fait scène plus éblouissante, ni plus inquiétante que celle qui met face à face Richard et Anne suivant le cercueil de son beau-père tué par Richard après son père et son mari. Richard courtise Anne par impossible gageure auprès de ce cercueil que celle-ci vient de couvrir de larmes. La façon dont il la retourne est exemplaire et liée à la vision amère que le poète a déjà de la faiblesse des femmes. C’est sa beauté, dit le sinistre Richard, qui l’a envoûté jusqu’au crime. Et quand Anne a pris sa bague, resté seul avec sa conscience de son corps difforme, Richard se demande s’il a pu changer à ce point. Le dégoût domine en lui, comme chez le Caligula de Camus. Il y a sous la joie apparente du mal une sorte de désespoir, celui de Satan embrassant le mal comme son seul bien, qui fait de lui un grand maudit et rehausse sa stature.


L’angoisse comique : le thème de l’identité

Aux débuts de Shakespeare dans le comique, on voit de même une source classique et un cadre pseudo-classique. Les Ménechmes de Plaute produisent la Comédie des erreurs (The Comedy of Errors, 1592). Shakespeare cherchant son bien a rencontré un thème, potentiellement autre que comique, qui va l’occuper longuement, celui de l’identité : qui suis-je ? Il suffit de l’invention de deux jumeaux, Antipholus de Syracuse et Antipholus d’Éphèse, nantis de deux domestiques jumeaux, et d’accepter la convention qu’ils alterneront sur la scène sans se rencontrer. Du point de vue comique, c’est un perpétuel quiproquo, pour les domestiques quelques volées de bois vert et pour les patrons des vitupérations de femmes acariâtres ; ce qui compte au-delà de la farce, c’est l’exclamation d’Antipholus de Syracuse qui a essuyé le tourbillon verbal d’Adriana, femme de celui d’Éphèse : « Eh quoi ! l’ai-je épousée en rêve, ou si je dors maintenant, et crois entendre tout ceci. » Et le serviteur à son tour se croit « métamorphosé ». S’il peut exister une angoisse comique, elle s’exprime dans leurs paroles, par le sentiment de n’avoir plus prise sur le réel, comme dans un rêve, et de ne plus exister. Shakespeare est assez fasciné par ce sortilège pour le recréer l’année suivante (1593) dans la Mégère apprivoisée (The Taming of the Shrew) et, comme pour qu’on ne s’y méprenne pas, en le redoublant. Le prélude à la pièce est une première présentation du thème : un rétameur ambulant s’endort ivre-mort à la porte d’une auberge, où il est aperçu par un seigneur revenant de la chasse avec ses gens. L’idée vient au seigneur d’emporter l’ivrogne chez lui, où celui-ci se réveillera dans un lit somptueux, devenu le seigneur, puisque traité par tous comme tel, avec une gente dame pour épouse. Sly résistera vaillamment, repoussera le vin et réclamera sa petite bière, à laquelle il lie son identité, puis finira par se résigner au témoignage de tous ses sens. Merveille du folklore universel et du conte populaire : c’est l’histoire même d’Abū al-Ḥasan et d’Hārūn al-Rachīd contée la six cent vingt-septième nuit.