Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Shakespeare (William) (suite)

Un rituel populaire

Le théâtre, qui fut la vraie vie de Shakespeare, occupe dans la civilisation élisabéthaine une place unique, avec la musique que nous entendons encore dans les admirables chansons des pièces. Il fallait pourtant au public populaire, debout au parterre pour quelques pence, autre chose que cette délicate magie : une action très physique à laquelle participer, de bons coups d’épée, l’illusion du sang et de la mort. Que cette populace brutale, habituée des atroces combats d’ours et de taureaux avec des chiens, ait relayé la reine et la Cour comme auditoire, c’est une des merveilles du temps et du lieu ; mais encore cela fait-il comprendre que les pièces n’aient pas une forme châtiée ou sévère ; si l’on ajoute que, dans la maigre compagnie d’acteurs, il y avait par obligation des comiques, le bouffon et le fou, parmi les plus payés, parce que les plus appréciés, et qu’il n’était pas question de ne pas les employer, on voit pourquoi il n’est pas de pièce qui ne leur accorde quelque interlude. C’est l’une des gloires de Shakespeare d’avoir cependant incorporé, comme il l’a fait, le comique et le grotesque à la vie même, dont il cherchait à rendre l’essence, de faire de cette association, qui aurait pu être, au service du goût de l’époque, simple routine, quelque chose d’aussi profondément significatif que la grimace des chapiteaux ou des miséricordes de nos cathédrales.

Plaisir de la turbulente foule, plaisir des gens de la Cour et d’une partie de la bourgeoisie, le théâtre est, depuis qu’il existe, l’objet de la méfiance des bigots — des puritains, qui ont avec eux l’autorité. Comme les spectacles brutaux, il est (arrêté du lord-maire de 1570) relégué dans les faubourgs avec les mauvais lieux. Il est dangereux pour l’ordre moral. On voit la municipalité fermer en 1582 les « auberges-théâtres » de la ville ; mais, en 1583, la reine fonde sa troupe. La peste vient au secours des puritains ; à peine les scènes interdites seront-elles rouvertes qu’une pièce satirique les refermera. Quant aux auteurs, ils sont divisés en 1600-01 par la « guerre des théâtres ».

On s’était accommodé d’auberges-théâtres : une cour non couverte et des galeries tout autour. Les premiers vrais théâtres, comme le Cygne (the Swan), suivent paresseusement ce modèle. La scène est la « scène-tablier » (apron stage), de trois côtés entourée par les spectateurs, parmi lesquels elle s’avance. Toute mise en scène qui considérerait la disposition des acteurs et ses modifications comme tableau et suite de tableaux est de ce fait impossible. C’est le mouvement qui compte, celui qui sans cesse déplace les lignes et défait les contours. La scène est plus profonde que large, et, au fond, elle est doublée d’une arrière-scène fermée d’un rideau, qui pourra devenir la chambre à coucher de Desdémone. L’arrière-scène est couverte, et son toit peut devenir le lieu de l’action : les remparts d’Elseneur ou le balcon de Juliette.

Cette Juliette, par ailleurs, est un garçon. Il ne paraît pas une femme sur la scène anglaise jusqu’à la réouverture des théâtres après la Restauration de 1660. Les rôles de femmes sont tenus par des « boy actors » vêtus paradoxalement de robes somptueuses, quand ils ne sont pas, comme cela est si fréquent dans les comédies shakespeariennes, « déguisés » en garçons avec d’étranges superpositions d’équivoques. La troupe de Shakespeare a deux « boy actors », l’un petit et l’autre grand, souvent couplés ; d’où l’adaptation des rôles, car Shakespeare avait ses acteurs présents à la pensée : Hermia et Helena dans le Songe d’une nuit d’été, Rosalinde et Celia dans Comme il vous plaira sont toujours la petite et la grande.

Le jeu est vigoureux, emphatique, bien plus rhétorique que réaliste. Il faut souligner l’aspect de rituel, qui est sans doute ce qui le sépare le plus de nous. On remarque de pièce en pièce et par exemple à la fin d’Hamlet les sonneries de trompettes. Les morts, qui surabondent, sont traités le plus souvent avec cérémonie et solennité. Nous ne sommes pas encore très loin du théâtre antique. Sénèque est d’ailleurs une influence déterminante, mais, lorsqu’on considère les traductions qui se succèdent à partir de 1560, on est frappé de la saveur anglaise qu’elles ont acquise aussitôt, de la façon dont le quotidien est venu s’insérer dans la rhétorique, bref de ce que Sénèque est devenu pour l’imagination des jeunes écrivains qui ont le sens dramatique et l’énergie naturelle de leur peuple. Le Plutarque d’Amyot retraduit par Thomas North a la même saveur, et Shakespeare saura s’en servir. Le refus de la distance historique amène l’Antiquité au milieu de nous et fait parcourir les rues de Rome aux corporations londoniennes avec leurs tabliers de cuir et leurs insignes de métier. Le costume ? César entrouvre son pourpoint, et Macbeth sera joué par Garrick en habit, culotte et bas en 1766. Les âmes sont comme le vêtement : tout est contemporain de l’auteur ; son imagination ne connaît que le vif.

Les archives du théâtre font état de quelques accessoires de scène. Il y avait si peu de décors que, dans ses prologues, Shakespeare invitait souvent les spectateurs à les suppléer par l’imagination.


Rhétorique et vision poétique

En quelque vingt-trois ans d’activité fiévreuse, Shakespeare, outre les Sonnets et les poèmes lyriques ou narratifs, produisit trente-huit pièces de théâtre. Au xixe s., on les répartissait commodément en trois périodes : la première, marquée principalement par des comédies, légère et heureuse ; la deuxième, celle des tragédies, noire et qui correspondrait à un profond désarroi personnel ; la troisième, celle des pièces romanesques, réaffirmant, au terme des conflits et des désastres, l’ordre et la lumière. Ce schéma doit être nuancé dans toutes ses parties : il y a partout ombre et lumière. Ce qui est le plus certain, c’est l’évolution de l’écriture, depuis la rhétorique outrée et fleurie du début jusqu’au dépouillement de la fin. C’est aussi la conception théâtrale, les œuvres de la fin présentant un même éloignement de la réalité.

On est frappé par la richesse des thèmes découverts et tenus en réserve dès les débuts du jeune dramaturge, et aussi par la persistance de sa vision et par ses récurrences : telles qu’on peut regrouper ensemble des pièces séparées par un plus ou moins large intervalle de temps, en un même faisceau de significations.