Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Schumann (Robert) (suite)

Les « défauts » de Schumann

Schumann ne développe pas. Il réinvente ou redit. L’idée musicale jaillit avec la brièveté d’un cri ou comme du choc d’un regard. Cet instant ne peut durer selon les lois conventionnelles du développement musical. De là la juxtaposition kaléidoscopique de phrases définitives et la « fuite des idées », l’une chassée par l’autre, comme dans l’exaltation de la manie (Florestan). De là aussi le retour obsessif de ces idées, propre au mélancolique (Eusebius). La forme schumannienne est mosaïque de ces instants. Ou l’œuvre est brève et d’une concentration rarement atteinte par d’autres (lieder, musique pour piano), ou elle parvient à durer par un agencement admirable de ces fragments, où l’unité est autant psychologique que scientifiquement démontrable, mais pas par les schémas convenus : c’est le miracle de la fantaisie op. 17, de la quatrième symphonie op. 120 ou du concerto pour piano et orchestre. C’est pourquoi la musique de Schumann ne dure le plus souvent que dans le cycle (cycle de courtes pièces ou retour cyclique des motifs) : Davidsbündlertänze ou Dichterliebe. Lorsque le respect filial de Schumann pour les formes admises risque de devenir le plus fort, ou bien celles-ci volent en éclat (sonate op. 11), ou bien la syntaxe peut amoindrir l’expression, comme dans certaines parties des symphonies ou de la musique de chambre.

Les moyens musicaux plus ambitieux que le seul piano ou que le dialogue de la voix et du piano n’ont cessé de tourmenter Schumann. Celui-ci s’y est mesuré tard, et, s’il ne les maîtrise pas toujours, ce n’est point tant par manque de métier, comme on l’a trop dit, que parce que son génie est essentiellement innig (intime) et que la foule des voix et des instruments, richesse extérieure, écrase parfois la multiplicité de ses voix intérieures. L’orchestration n’est pas non plus si gauche ; elle requiert seulement du chef d’orchestre une lecture lucide et non littérale — pour que les plans sonores prennent leur place — et des musiciens d’orchestre une grande virtuosité, pourtant non démonstrative : ces difficultés techniques et intellectuelles sont mieux dominées par les pianistes plus familiers de textes aussi complexes.

Les dernières œuvres de Schumann paraissent d’abord harcelées de mouvements syncopés, de rythmes obsédants, de redites écrasantes et de gaucheries d’écriture, et même, dans les moments les plus pénibles, elles deviennent pâles et décolorées (Lieder de Marie Stuart, variations Geisterthema). L’équilibre de la jeunesse entre l’exaltation et la dépression n’y est plus toujours réalisé. On assiste à une sorte de désagrégation de l’être comme dans les dernières peintures de Van Gogh. Parfois, la vie est terrassée par les forces mélancoliques, et la musique en devient terne, conventionnelle, péniblement archaïsante ou simplement naïve et puérile. Ou bien les sursauts d’exaltation s’épuisent en rythmes brisés, en mélodies rompues, dont l’insistance engendre un malaise (dans la première et la deuxième partie de Faust, les Märchenerzählungen). Mais, dans Faust comme dans les Gesänge der Frühe, l’alternance de tels efforts et de plages de sérénité appartenant à un autre monde réconcilie en instants exceptionnels dans toute expression artistique ces énergies créatrices autrement démantelées. Curieusement, ce sont les mêmes pédants qui reprochent à Schumann un certain ton bourgeois lorsqu’en effet il n’a plus la force d’être un révolutionnaire romantique et qui ne supportent pas cette musique où se livre un combat affreux contre la tradition et l’ordre étouffants.


Textes et prétextes

Dès l’origine, la dualité a marqué Schumann. Serait-il poète ou musicien ? Les mots et les sons lui parlaient également. Schumann a beaucoup écrit : poèmes, lettres, essais de roman ou de théâtre et surtout critiques musicales dans sa revue. Et là, s’il a pu se tromper en louant certains médiocres, le seul fait d’avoir reconnu Berlioz, Chopin et Brahms avant tout le monde et de les avoir expliqués comme personne pourrait le rendre inoubliable, même s’il n’avait écrit une note de musique. L’osmose ou l’extranéité du verbe et du son l’ont hanté. Schumann a lui-même, et pour ses propres œuvres, hésité entre l’importance d’un texte inspirateur et sa dissolution complète dans la musique créée à partir de lui. Il a donné des titres, mis en musique des arguments ou des textes, insisté sur leur rôle ou mis en garde contre leur influence, et ses propos demeurent à la base de tout un chapitre de l’esthétique musicale.

Les élans donnés à son inspiration par Jean Paul, Hoffmann ou H. Heine, les citations de ses propres œuvres ou de celles des autres (le lied de Beethoven An die ferne Geliebte [À la bien-aimée lointaine] et l’image de Clara dans la fantaisie op. 17) ne comptent pas moins dans sa musique que son histoire intime, mais pas davantage non plus. Schumann a tenté en musique une traduction inouïe jusqu’alors de tout ce qui touche le cœur humain, et, en recherchant les équivalences au plus profond de l’être (en des profondeurs d’abîme, parfois), ses émotions les plus secrètes y rejoignent on ne sait quelles visions hoffmannesques. Mais ce n’est jamais un pas à pas. Ce qu’il a vu ou éprouvé, ce qu’il a rêvé, même éveillé, il l’indique par ces références. Il n’est jamais question de prendre ces notations pour des propos de visite organisée. On a vu ce que cela donnait lorsqu’un musicologue allemand a voulu se servir des correspondances laissées par Schumann sur son exemplaire des Flegeljahre de Jean Paul avec les numéros des Papillons : d’autres remarques, contradictoires, de Schumann à ce sujet rendaient illusoire la pose d’un calque. C’est affaire de vision et non de repérage. Alors, en effet, le Carnaval n’est rien sans les titres, les Davidsbündlertänze sans le programme esthétique révolutionnaire du critique musical, la fantaisie op. 17 sans l’épigraphe d’August Wilhelm von Schlegel, Beethoven et Clara, les Kreisleriana sans la connaissance d’Hoffmann. En définitive, Schumann l’a bien dit, savoir tout cela, « c’est le moyen le plus sûr pour qu’un compositeur puisse se prémunir contre de grossières incompréhensions du caractère de ses œuvres ». Cela ne veut pas dire qu’il n’ambitionne pas, comme Beethoven, que sa musique « venue du cœur retourne au cœur ». Mais cette communication secrète, ardemment souhaitée par tout romantique, n’est possible que si l’on a vécu, ressenti, éprouvé tant de choses que la vie et l’art apprennent. À ce dilemme de la nature et de la culture, Schumann n’échappe pas plus que tant d’artistes, mais il en fait l’aspiration à un idéal équilibre.