Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Schiller (Friedrich von) (suite)

« la Pucelle d’Orléans »

Vue par Schiller, Jeanne d’Arc n’est pas, non plus, à l’abri de la faute et c’est probablement pourquoi la pièce a été souvent mal comprise. Mais elle est bien trop idéaliste, d’autre part, pour pouvoir satisfaire Bernard Shaw, qui avait étudié l’histoire de plus près que Schiller, sans, pour autant, comprendre le personnage de Jeanne d’Arc.

Schiller a voulu, d’abord, venger la mémoire de son héroïne contre les gauloiseries de Voltaire. En un temps où les Français l’avaient oubliée, c’est un poète de Weimar qui est allé sortir, de la légende autant que de l’histoire, la figure de la bergère de Domrémy.

Il la montre d’abord dans son pays natal, avec son attachement aux prairies de la Meuse et au bois du coteau, au milieu de ses parents, des gens de Vaucouleurs et des villages alentour. Quand elle va quitter ce coin de terre, elle est douce et déterminée, presque comme la Jeanne de Charles Péguy. C’est que Schiller, le premier, lui a fait incarner l’amour du pays et de la patrie, alors qu’en France on disputait sur la réalité des voix et sur les torts des évêques. Schiller, historien et prophète à la fois, avait mesuré l’unicité du personnage, sorti du Moyen Âge avec une conscience toute moderne du génie national ; de sorte que la Pucelle d’Orléans mérite d’être appelée une allégorie poétique : Schiller, lui, l’appelait une tragédie romantique.

Il entendait par là que le décor, les personnages et les péripéties empruntées au Moyen Âge lui avaient paru convenir au roman de chevalerie et qu’il ne fallait pas y chercher trop d’exactitude. Il a usé ici de la liberté d’invention du poète, et de plusieurs façons. D’abord avec le personnage du chevalier noir que Jeanne rencontre dans les rangs anglais, qu’elle épargne alors qu’elle le tient au bout de sa lance, car elle a été touchée par son regard. Péripétie inventée puisque Jeanne d’Arc allait au combat avec une oriflamme et non une lance ou une épée, mais dont le sens est clair : faire naître en elle la division de la conscience. Elle est, par là, infidèle à sa mission, qui était de combattre, et accessible à la faiblesse de la chair, puisqu’elle a été touchée par la beauté du mystérieux ennemi.

Alors, elle se met à douter d’elle-même, elle est abandonnée par l’inspiration, le Ciel n’est plus avec elle : elle se laissera prendre et on la retrouve, au dernier acte, enchaînée. Prisonnière douloureuse, elle est retombée dans la destinée commune. Quand elle avait accepté sa mission, elle avait aussi conquis la liberté, en se donnant à l’idéal ; elle cessait alors d’être soumise aux contraintes du sort humain. Sur le champ de bataille, elle valait, à elle seule, les meilleures armées, car elle était l’âme même du combat ; la pure flamme de l’esprit à laquelle rien ne résiste.

Elle le redevient, d’un coup, quand, du haut de la tour où ses gardes la tiennent, elle aperçoit au loin, dans la mêlée, les bannières de France parmi ceux qui viennent à son secours. Tout renaît alors en elle, la certitude et la force, ses chaînes tombent d’elles-mêmes ; ses gardes sont paralysés comme les gardiens du sépulcre à la résurrection. Elle se jette dans la mêlée et y meurt. Mais qu’importe puisqu’elle a été, tout comme le marquis Posa, heureuse de mourir, redevenue elle-même, libre, et sans tache, incarnation de l’amour de la patrie. Elle a échappé au monde déterminé, elle est libre comme tout ce qui est de l’esprit, elle renaît en se sacrifiant, elle entre aussi dans le souvenir des générations à venir. Peut-être Schiller, évoquant Jeanne d’Arc, pensait-il déjà à la lutte patriotique contre l’occupant.


Destin et liberté

Après la Pucelle d’Orléans, Schiller écrit une pièce qui ne s’est jamais imposée sur la scène et qui représente dans son œuvre comme un essai formel dans la direction de la tragédie antique : la Fiancée de Messine, où il retrace l’histoire d’une lutte fratricide en Sicile au temps des rois normands. C’est un drame de la destinée (Schicksalsdrama) comme c’était alors la mode en Allemagne, avec intervention d’un oracle et surtout d’un chœur. La pièce est précédée d’un essai : Sur l’emploi du chœur dans la tragédie, qui veut justifier la résurrection d’un moyen scénique destiné, selon Schiller, à rehausser la poésie du drame et à mieux disposer le spectateur à recevoir les messages mystérieux de la destinée. La pièce est d’une très haute tenue, dans une langue dépouillée, harmonieuse ou violente suivant les scènes. Mais cette résurrection d’un théâtre à la manière de Sophocle demeure sans vie véritable : ce sujet médiéval, traité à l’antique, est demeuré une tentative unique.

Avec Guillaume Tell au contraire, Schiller, poursuivant la voie ouverte par la Pucelle d’Orléans, fait entrer en scène l’idée de nation. Ce n’est pas la nation allemande ; mais le sens politique de la pièce n’en est pas moins évident, c’est celui d’un grand poème de la liberté.

L’histoire des Suisses des cantons anciens (Urkantone), conjurés pour mettre fin à l’oppression étrangère, offrait à Schiller un sujet et des personnages propres à incarner la liberté, non plus cette fois vue du dehors comme dans Wallenstein, mais en action. Les conjurés du Rütli sont, pris ensemble, le peuple tel que Schiller voulait qu’il fût, et Tell lui-même ne cesse guère d’être le porte-parole du poète.

La pièce est construite autour d’une question de morale civique et politique : est-il légitime de prendre les armes, au risque de tuer, pour sauver sa liberté ? Tell y répond dans son monologue de l’acte IV (sc. iii) et dans sa discussion avec Jean le Parricide. Il sera le modèle de l’insurgé, qui n’agit que quand il est sûr d’être justifié et pour défendre les biens les plus sacrés. Sa justification dernière est la pureté du cœur : il dialogue avec l’Être suprême, dans la solitude de la montagne et de sa conscience.