Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Saint-Saëns (Camille) (suite)

Son activité comme compositeur n’est pas moindre et il n’est pas de genre musical qu’il n’ait illustré avec talent de 1870 à 1886, sans doute la meilleure période de sa production. Ses efforts pour imposer en France le poème symphonique se manifestent en des ouvrages comme le Rouet d’Omphale (1871), la Jeunesse d’Hercule (1877) et surtout Phaéton (1873), véritable maillon entre les œuvres de Liszt et de R. Strauss et qui préfigure l’orchestration de Ravel. Les grandes fresques du Déluge (oratorio biblique, 1876) et de la Lyre et la harpe (sur un texte de V. Hugo, 1879), les essais dramatiques au succès d’abord indécis (la Princesse jaune, 1872), puis net (Samson et Dalila, 1877) sont les étapes d’une activité créatrice qui culmine en 1886 lorsque le compositeur, démontrant l’agilité, l’originalité et la maîtrise de son talent, écrit en même temps la 3e symphonie avec orgue et le Carnaval des animaux.

Simultanément, il soutient une véritable campagne contre l’influence « germanique et wagnérienne », qui lui semble menacer l’originalité foncière des compositeurs français (les œuvres de Franck, les opéras de Vincent d’Indy et d’Alfred Bruneau [1857-1934], certaines partitions de Chabrier sont particulièrement visés). Ses critiques, souvent mal comprises (alors qu’il restera lui-même un admirateur de Wagner), déconcertent ses confrères et lui valent la franche hostilité du groupe de la Schola cantorum, fondée par d’Indy. Ainsi se crée une scission dans la musique française entre « le côté de Franck » et « du côté de chez Saint-Saëns », ce dernier défendant une manière de composer et des valeurs esthétiques qui ont permis la réalisation des virtualités créatrices de Fauré, Ravel et Debussy.

La renommée internationale de Saint-Saëns et les disparitions successives de ses maîtres et compagnons le font apparaître comme le représentant type du compositeur français dans les années 1895. Alors naît malentendu qui va s’aggraver au fil des ans. Ce n’est d’abord qu’une inquiétude dans l’esprit de Saint-Saëns : la surcharge de l’art musical, la naissance de l’« impressionnisme », la prédominance, croit-il, de la sensation sur le sentiment (dont il se méfiait déjà) et de l’effet au détriment de la construction lui semblent être des germes de décadence d’un art dont il est persuadé qu’il a progressé depuis 1850, grâce à la qualité des œuvres romantiques allemandes, aux innovations de Berlioz, Liszt et Wagner et à la renaissance de la musique instrumentale française. Aussi Saint-Saëns est-il tenté d’invoquer le souvenir des maîtres anciens comme Bach (6 préludes et fugues pour orgue op. 99 et 109 de 1894 et 1898), de s’inspirer des règles « retrouvées » de la musique antique (Antigone, 1893) ou d’illustrer les traditions supposées de l’art français des xviie et xviiie s. en restaurant des partitions anciennes (Lully, M. A. Charpentier, Gluck et surtout Rameau, dont il dirigera l’édition des œuvres à partir de 1895) ou en essayant de développer un art lyrique typiquement français « en marchant avec Massenet et Delibes sur la voie tracée par Gounod et Bizet ». Saint-Saëns ira même jusqu’à organiser dans les arènes de Béziers (à partir de 1898) des spectacles dramatico-lyriques commandés à divers compositeurs, dont Fauré (Prométhée en 1900). Toutefois, le goût de Saint-Saëns pour la symphonie et la difficulté de créer un lyrisme dramatique personnel ne lui permirent pas de se réaliser vraiment dans les treize partitions scéniques qu’il a laissées. Mis à part Samson et Dalila, seuls de grands extraits d’Henri VIII (1883), d’Ascanio (1890), de Phryné (opéra-comique, 1893) et le 2e acte de Proserpine (1887) mériteraient d’être sauvés.

Après 1900, l’inquiétude cède la place à une véritable « panique » sur l’évolution de la musique. Les diatribes contre Debussy ou Ravel, dont il avait su pourtant discerner le talent lors de concours pour le prix de Rome (Debussy, 1884 ; Ravel, 1901), reflètent l’angoisse d’un compositeur anxieux de ne pas couper le public du créateur et de ne pas enfermer ce dernier dans l’obligation de surenchères permanentes dans les procédés de composition, dont la seule issue, selon lui, ne pouvait être qu’une autodestruction de la musique elle-même. En 1914, Saint-Saëns déclarait : « Je prévois, sans gaieté de cœur, l’avènement du bruit. » Ses options en faveur de compositeurs qui lui semblaient « économiser » les ressources de la musique sont donc logiques : Puccini, Glazounov, Granados, Fauré, Pierné, Henri Rabaud ou les jeunes J. Roger-Ducasse (1873-1954) et Georges Migot, par exemple, bénéficièrent de sa sympathie ou de son appui direct, même s’il était loin d’apprécier tous leurs ouvrages. Une telle position devait consacrer l’éloignement entre les réalisations de Debussy et de Ravel, les recherches de l’école viennoise, les audaces de Stravinski, apparemment destructrices du système tonal et même l’exploration assidue du monde tonal par Fauré, et la renommée d’un compositeur toujours en pleine possession de ses moyens pianistiques jusqu’à la fin de sa vie. Ses œuvres nouvelles restaient volontairement enracinées dans l’art du xixe s., en dépit d’une réelle évolution de style dans les Six Études pour la main gauche (1912), les Sept Improvisations pour grand orgue (1917) et la sonate pour clarinette et piano (1921).

L’ultime attitude de Saint-Saëns lui était, en fait, dictée par une philosophie quelque peu amère sur le déclin de l’art et des valeurs culturelles européennes. À cette philosophie influencée par l’« esprit scientiste » du xixe s. déclinant et les ouvrages de Taine et Renan se mêlait la volonté de défendre la musique pour elle-même : « On ne peut faire dire à la musique ce que l’on veut, écrivait-il. La musique ne dit que ce qu’elle veut dire, et il n’est pas possible de lui faire dire autre chose. Les harmonies, les rythmes, les formes mélodiques ont un sens et, si on ne lui obéit pas, on fait des contresens perpétuels. »