Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

rythme (suite)

La musique suit ici un chemin analogue à celui de la poésie, dont la motivation rythmique peut être ramenée le plus souvent à un passage progressif du rythme verbal pur, qui est celui du langage ordinaire, ou prose, à une stylisation du verbe calquée sur la périodicité du rythme gestuel — qu’elle accompagne du reste souvent lorsque le chant est lié à la danse. Les langues anciennes étant le plus souvent à base prosodique (longueur ou brièveté des syllabes), la stylisation poétique s’est faite surtout sur une base métrique (organisation des rythmes en fonction de cette longueur ou de cette brièveté). Dans l’Occident médiéval, la notion de longueur tend, au contraire, le plus souvent, à se transmuer en notion d’accent, tant dans les langues vulgaires que dans le latin médiéval. Celui-ci transforme alors sa poésie prosodique en une prosodie accentuelle et peu à peu en une poésie syllabique, entraînant à sa suite le rythme musical. Avec la prédominance des poésies accentuées de deux en deux syllabes (surtout dans les hymnes et les séquences « nouveau style »), l’accent se transmue de nouveau progressivement en allongement, transformant la nature du rythme de base et favorisant le rythme ternaire, qui domine dans l’Ars* antiqua des xiie et xiiie s.

Toutefois, ce n’est qu’avec l’avènement de la polyphonie* que s’impose avec tyrannie, en vue de la simultanéité des voix et seulement dans certains répertoires, l’isochronisme absolu, en dehors des exigences gestuelles, des temps d’appui, appelés dès lors tactus : il se marque en effet par un touchement du doigt soit sur un objet (table, pupitre, etc.), soit sur le corps du partenaire (épaule, main). La « musique mesurée » s’oppose dès lors au « planus cantus », ou plainchant*, dit immensurabilis, c’est-à-dire non soumis à la mesure (ce terme étant à prendre au sens étymologique du mot : détermination des durées en fonction d’un étalon unitaire, qui était alors exclusivement le « tactus »). Le rythme mesuré, propre à la polyphonie malgré divers emprunts que lui fait la monodie* (séquences mesurées, chansons de trouvères en « modes rythmiques », etc.), est alors fondé sur une succession régulière de points d’appui isochrones, ou « tactus ». En termes de solfège moderne, la « mesure » se compte 1, 1, 1, 1... et non pas, par exemple, 1, 2, 3, 1...

Ce n’est qu’à partir du xviie s. que l’on prend l’habitude de grouper les tactus (qui seront appelés temps par dérivation de sens à partir des « modes, temps et prolations » de la notation mensurale) en unités syntactiques, qui prendront abusivement le nom de mesures et tendront de plus en plus vers la répétition régulière des groupes de tactus en unités égales, avec hiérarchisation des appuis (temps forts et faibles). Cette régularité devient une règle presque générale jusqu’au début du xxe s., où elle est fréquemment remise en question (Stravinski). La notion même de point d’appui, donc de mesure elle-même, est souvent absente des compositions dites « de musique contemporaine », d’où disparaît alors en pratique la perception même d’un « rythme » au profit d’une « organisation des durées » fondée sur des critères variables et non toujours communicables à l’auditeur.

La division des durées d’un tactus à l’autre (ou, en solfège moderne, la « division du temps de battue ») obéit à des critères différents du principe de leur regroupement. D’une part, il subsista dans certains cas une marge d’incertitude et de liberté variable selon les genres, les époques et les écoles ; d’autre part, il fut longtemps admis que toute valeur pouvait se diviser indifféremment en deux ou en trois. Dans les débuts de la notation mesurée (xiiie s.), la prédominance fut donnée aux divisions ternaires, de sorte qu’une division en deux aboutissait non pas à deux valeurs égales, mais à deux valeurs écrites égales et exécutées inégalement, le plus souvent 1 + 2 (brevis recta, brevis altera). Au xive s., les progrès de la division binaire entraînèrent à de multiples complications dans une notation qui se voulut de plus en plus précise, et c’est seulement à la fin du xvie s. que s’imposa, dans la théorie, la suprématie de la division binaire, qui régit encore le solfège actuel. Mais la pratique des notes inégales (exécution en valeurs inégales de notes écrites égales dans la subdivision du temps) demeura en vigueur au moins jusqu’au milieu du xviiie s., et elle ne devrait jamais être perdue de vue dans les exécutions de musique ancienne — de même que l’antinomie profonde qui existe entre la « mesure », expression du rythme gestuel, et le « récit », expression pure du rythme verbal. On peut y rattacher la pratique romantique du rubato, et, dans le jargon moderne, celle du swing, qui allient la rigueur du tactus (marqué dans le jazz par la « section rythmique » : percussion ou pizzicati) à la plus extrême liberté de rythme des « sections mélodiques ».

J. C.

➙ Solfège.

 M. Lussy, Traité de l’expression musicale (Berger-Levrault, 1874). / A. Mocquereau, le Nombre musical grégorien ou Rythmique grégorienne : théorie et pratique (Desclée, 1908-1927 ; 2 vol.). / G. Brelet, le Temps musical (P. U. F., 1952). / E. Willems, le Rythme musical (P. U. F., 1955). / G. Cooper et L. B. Meyer, The Rythmic Structure of Music (Chicago, 1960). / J. Chailley, « Rythme verbal et rythme gestuel. Essai sur l’organisation musicale du temps », dans Journal de psychologie (P. U. F., 1971).