Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Ruskin (John)

Critique d’art, sociologue et écrivain anglais (Londres 1819 - Brantwood, Coniston, Lancashire, 1900).


Le courant philosophico-scientifique matérialiste de l’ère victorienne semble près d’étouffer les forces de l’imagination et du rêve. La grande fièvre industrielle et mercantile menace les fondements même de la civilisation. Alors, vers le milieu de ce xixe s. anglais, de grandes voix s’élèvent, tonnent même. Mais, nostalgiques et romantiques, elles ne s’arrachent pas encore au passé pour bâtir une cité résolument nouvelle. Celle de John Ruskin — à côté de Carlyle* — domine.

Fils d’un négociant riche et éclairé, grand amateur d’horizons nouveaux, John Ruskin connaît tôt le goût des choses de l’esprit et laissera une œuvre abondante, dans laquelle Sesame and Lilies (Sésame et les lis, 1865) représente en son temps le titre le plus populaire. Dès sa onzième année, il écrit. Lauréat d’un prix de poésie en 1839, il publie des articles scientifiques aussi bien que des essais sur l’architecture, mène en même temps ses études à Oxford (1837-1842) et parcourt l’Europe. De sa formation morale, fortement marquée par l’empreinte puritaine maternelle, de la rencontre de Turner*, dont il admire et défend l’œuvre, de celle des artistes du Moyen Âge italien et des bâtisseurs de cathédrales gothiques va naître sa philosophie artistique, qui débouche rapidement sur le social.

Ces deux évangiles s’imbriquent d’ailleurs de façon très étroite et ne cessent d’éveiller chez leur auteur de profondes résonances morales, ainsi qu’il apparaît dans les œuvres essentielles au plan de l’art, des Modern Painters (I, 1842 ; II, 1846 ; III et IV, 1856 ; V, 1860) à The Stones of Venice (I, 1851 ; II et III, 1853) et à The Seven Lamps of Architecture (1849). Dans ce temps de « Barbares » et de « Philistins » dénoncés par Matthew Arnold (1822-1888), la pensée esthétique se dévoie. Mais, pour Ruskin, le mal vient de plus loin. Il en rend responsable l’esprit de la Renaissance (les Pierres de Venise). Un retour aux sources s’impose. La seule voie à suivre pour le créateur passe par celle que lui offre le spectacle des choses de la nature. Il doit s’inspirer de la perfection de ses moindres détails, dont chaque partie, parfaitement finie, atteste d’une volonté supérieure et constitue un hymne à cette volonté qui nous dépasse (Peintres modernes). Il faut que la pâte du tableau, à son tour, ou la pierre travaillée deviennent le reflet d’une âme et atteignent à l’acte de foi. Sacrifice, vérité, force, beauté, vie, souvenir et obéissance, ces Sept Lampes de l’architecture, guideront la main de l’homme, seule capable de donner naissance au beau. On le sent déjà, Ruskin ne peut apporter son aval à une société qui ne produit que de la laideur et où la machine tend à écraser l’homme. Le combat pour la beauté s’inscrit dans un contexte plus général de lutte pour la vie, pour la civilisation. Ainsi, avec The Political Economy of Art (1857) débute une série d’ouvrages plus nettement axés vers l’économique et le social. Certains, comme Unto this Last (1862) ou Mulnera Pulveris, (1872) soulèvent les plus vives polémiques. L’action de Ruskin prend également un aspect épistolaire (Time and Tide [1867] ou Fors Clavigera [1871-1884]). L’écrivain la poursuit aussi dix années durant à l’université d’Oxford, où, à partir de 1869, il obtient une chaire d’histoire de l’art.

L’évangile social de Ruskin paraît, dans bien des domaines, manquer pour le moins de réalisme. Son état paternaliste, sa société caporalisée, soumise à l’emprise des vieilles féodalités et d’un corporatisme désuet, relèvent plus du rêve nostalgique que de l’esprit de progrès. Il n’en demeure pas moins que le rayonnement de la pensée de Ruskin se révèle considérable. Dans le domaine de l’art pur, ses théories vont animer le mouvement préraphaélite*, qu’il soutient activement. Son exaltation du travail manuel rédempteur fait que des hommes comme William Morris (1834-1896) ou Edward Burne-Jones (1833-1898), abandonnant la théologie, réussissent à insufler une nouvelle jeunesse à l’art de la décoration, de l’ameublement ou de la tapisserie. Les lettres anglaises avec G. B. Shaw*, H. G. Wells* ou Edward Carpenter (1844-1929) se souviennent de ses théories, et, en France, Proust retrouve l’étroite harmonie qui unit chez Ruskin la pensée et la phrase dans leur complexité poétique. Sans parler du rôle de Ruskin dans le progrès du « remords social » victorien, de son influence sur les travaillistes et l’action d’un Gāndhī, on retiendra essentiellement de sa pensée — même si elle s’égare parfois dans la folie — qu’elle met la défense de l’individu et l’exaltation de l’homme au centre de ses préoccupations, ce qui suffirait à assurer sa pérennité.

D. S.-F.

 F. Delattre, Ruskin et Bergson, De l’intuition esthétique à l’intuition métaphysique (Oxford, 1948). / J. Evans, John Ruskin (Londres, 1954). / R. G. Collingwood, Essays in the Philosophy of Art (Bloomington, Indiana, 1964). / P. Jaudel, la Pensée sociale de John Ruskin (Didier, 1973).

Russell (Bertrand)

Logicien et philosophe britannique (Trelleck, pays de Galles, 1872 - Penrhyndeudraeth, pays de Galles, 1970).



Un jeune homme seul

Les premières années du philosophe sont marquées par le deuil et le puritanisme : Bertrand Arthur William Russell a deux ans quand meurent sa mère et ses deux sœurs, et quatre ans quand son père disparaît. Il est confié à sa grand-mère. Revoyant sa vie bien des années après dans une œuvre qu’il a intitulée The Autobiography of Bertrand Russell (vol. I : 1872-1914 ; vol. II : 1914-1944 ; vol. III : 1944-1967), publiée à Londres en 1967-68 et traduite en français en 1968-1970, il raconte ce que fut pour lui cette vie, notamment dans le jardin de sa grand-mère, où il se promenait seul, « laissé à l’état sauvage ». Ce sont les nurses, les gouvernantes allemandes ou suisses qui l’entourent et le grondent. « J’avais en fait une propension peu commune à la conscience du péché. » À onze ans, Russell découvre la géométrie : la passion des mathématiques devient tellement envahissante que sa grand-mère doit limiter les leçons et que l’enfant travaille « en cachette dans sa chambre à coucher, à la lueur d’une bougie ». L’autobiographie de Stuart Mill lui fait penser qu’il n’y a pas de réponse à la question « Qui a créé Dieu ? » : « Et c’est ainsi que je devins athée », conclut-il. En octobre 1890, il est reçu à Trinity College (Cambridge). Sa voie intellectuelle est désormais tracée : ce sera un perpétuel aller et retour entre la morale et la logique.