Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

roman (suite)

Ainsi se caractérise le récit picaresque en Occident. Mais une intention semblable anime le roman chinois Au bord de l’eau (fin de l’époque mongole), dont le héros est un bandit redresseur de torts. Pendant des siècles, les exploits ou les faiblesses du personnage, sa critique cynique ou indignée de l’ordre social exprimeront le libéralisme dont a besoin, pour se développer, une couche sociale antiaristocratique et non populaire, à laquelle appartient le plus souvent le romancier. Le roman précieux français du xviie s. (v. préciosité) et les œuvres de Mme de La Fayette* ne contredisent cette règle qu’en apparence : ces romans représentent une morale humaniste, profondément culturelle, celle de milieux cultivés, qui s’opposent à une caste rigide (la Cour), mais dissolue. Mme de Clèves, notamment, si elle revendique son droit à la passion, défend néanmoins une éthique sociale, une métaphysique des rapports humains en se retirant du « monde » au lieu d’épouser M. de Nemours. Puis Robinson et Moll Flanders (Daniel Defoe*), Marianne (Marivaux), Saint-Preux (Rousseau), Wilhelm Meister (Goethe*) récuseront les droits de naissance et lutteront pour que soient reconnus les gens vertueux : ceux qui croient à l’excellence de la nature et au progrès de l’histoire. Tous ces personnages sont les héritiers directs de l’Eneas du xiie s., de Pantagruel et, si l’on peut dire, de la dualité Quichotte-Pança : ils aspirent à une légitimation dans une société juste et libre. Individus représentatifs d’un groupe existant, ils se singularisent au regard d’une « socialité » à venir. Au xixe s., la singularisation du personnage de roman sera encore plus fortement sociologique. La morale de Balzac est une morale de l’adaptation, représentée positivement par Rastignac, négativement par le cousin Pons. Pour une société humaine meurt le prince André (Guerre et Paix), et les individus des romans naturalistes se singularisent en tant que produits spécifiques d’une « histoire naturelle et sociale ».

Une coupure se produit avec Stendhal. L’individu Julien Sorel résume la plupart des héros des romans antérieurs à 1830, car il est exemplaire d’une condition de bâtard aspirant à la légitimité. Mais cette destinée remarquablement sociologique se transforme soudain en destin métaphysique : l’idée d’avoir, qui avait animé Julien, se résout en l’idée d’être. Il importe peu que Julien Sorel, à la veille de mourir, soit de bonne ou de mauvaise foi, qu’il veuille ou non sublimer sa vie. L’important est qu’un romancier ait affirmé que, si l’existence d’un individu se situe dans l’histoire sociale, son essence (sa singularité extrême) est étrangère, extérieure à cette historicité. Flaubert, Dostoïevski, Henry James, Joseph Conrad*, Proust, Kafka prendront une attitude morale fondamentalement pareille. De Stendhal à Faulkner, une voie antibalzacienne et antinaturaliste est tracée par des personnages qui vivent et meurent de moins en moins par et pour un groupe, de plus en plus par et pour le désir, l’art, l’absurde, ou plus simplement (Céline*, Malcolm Lowry) le « rien ». Parmi eux, on rangera les personnages de Bernanos* et de Malraux : si profondément qu’ils soient engagés dans l’histoire, un impératif métaphysique préside pourtant à leur existence comme à leur mort.

Par cette relation entre l’individuel et le singulier, le roman assure l’une de ses fonctions les plus spécifiques, ce qui le distingue radicalement du mythe et de l’épopée : permettre au lecteur de s’identifier au personnage, ou de le récuser.

Il convient d’observer que cette fonction d’identification (ou de « possibilité de récusation ») transcende le temps et les époques, et qu’elle met le plus souvent en jeu les mythes personnels du lecteur, comme l’idée qu’il se fait de la culture et du savoir. Le schéma affectif de Mme de Clèves captive encore des lectrices, et, lors d’une récente enquête sur la lecture du roman, un monsieur âgé, de nature paisible, donna l’assassin Raskolnikov pour le héros de roman dont il se sentait le plus proche. Mais il faut surtout rappeler qu’à la racine de la fonction d’identification il y a la recherche de son identité par le personnage. Même le narrateur du « Temps perdu » (pour ne rien dire de Swann et de M. de Charlus) veut être reconnu par certaines personnes, et il en va de même pour les protagonistes d’Ulysse et des récits de Faulkner. Or, l’univers (inconnu, espéré) de ses lecteurs est considéré par le romancier comme une société idéale, qui doit reconnaître, identifier la valeur de tel personnage ; et, quand le romancier (Robbe-Grillet, Beckett) élimine, « gomme », toute figure dans son récit, il compte encore que ses lecteurs adhéreront au sens de son écriture, ou le récuseront.

L’identification a une histoire et revêt diverses formes, diverses significations. De Fabrice del Dongo, l’on retient volontiers de nos jours sa « liberté d’esprit », son « individualisme », son « refus des doctrines toutes faites », de tout « engagement politique ». Un lecteur peut se « voir » en tel personnage, mais celui-ci peut également posséder un fort pouvoir d’exorcisme, du fait même qu’il présente au lecteur le portrait de sa condition socioculturelle réelle, objective. Ainsi du Babbitt de Sinclair Lewis, dont on a justement dit qu’il était le Rastignac de la littérature et de la société américaines : on se sent moins « standardisé » quand un romancier vous propose l’image de votre propre « standardisation ». Les principaux personnages de Malraux peuvent être encore des modèles de « vie totale ». En revanche, le narrateur de Proust demande au lecteur une identification qui soit irréductible à sa seule personne : l’identification doit concerner le niveau du savoir et celui de l’art.

Il faut recourir à l’œuvre de Kafka* pour comprendre combien l’individualisme social est consubstantiel au romanesque. Durant une très longue période, l’écrivain fonde sa narration sur le fait qu’une société se compose de groupes, d’ensembles d’individus qui sont représentables par une ou deux individualités, même et surtout quand une passion les met en contradiction avec leur statut social. Le plus souvent (la Princesse de Clèves, Wuthering Heights, la Nouvelle Héloïse, le Cousin Pons, le Rouge et le noir, Rêve dans un pavillon rouge), une passion signifie au personnage la réalité de sa condition. Cette relation cohérente entre l’individu et le social vacille avec Stendhal, puis s’écroule de Dostoïevski à Proust, ou à Joyce. Cette fois, le romancier pose qu’une société devrait être composée d’individualités, de consciences. Du haut d’une colline, Rastignac avait défié Paris. Étant allé se recueillir dans la montagne avant d’affronter le monde, Julien Sorel se dit que sur ces hauteurs « personne ne pourrait lui faire de mal ». Cette simple pensée préfigure la perte de Julien. Elle annonce le « si Dieu n’existe pas, tout est permis » de Dostoïevski (les Possédés), l’acte gratuit pratiqué par Lafcadio (les Caves du Vatican), l’idéal esthétique de Proust, l’absurdisme de Faulkner. Mais ces romanciers continuent d’opposer l’individu au social : pour eux, les individus sont des êtres opprimés par la « machine sociale » moderne. On le voit bien quand Proust, dans Du côté de chez Swann, dénonce les « niais » qui s’intéressent aux « grosses dimensions des phénomènes sociaux », alors que pour « comprendre ces phénomènes » il faudrait « descendre en profondeur dans une individualité ».