Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

Quand il voit le roman condamné aux « cycles brefs » et entraîner dans son cours des « lambeaux épars » de l’ordre mythique, Lévi-Strauss désigne avec justesse la situation originelle du romanesque. Dans la France du xiie s., on assiste en effet à une rupture du cosmos mythique. Le Roman de Brut, le Roman d’Alexandre, le Roman d’Eneas, le Roman de Thèbes, le Roman de Troie seront les « cinq patriarches du roman moderne » (Robert Marichal) parce que leurs auteurs mettent en scène des héros « actualisés » et s’attachent à narrer des textes épiques en quelque sorte rompus. Écrit en « français », langue désormais sociale, le roman adapte les contenus du mythe (et certaines de ses formes) aux faits et gestes d’hommes qui font partie de l’entourage royal, clercs ou nobles ayant besoin d’une littérature propre à exprimer, à affirmer leur statut politique et social. Le roi lui-même (Henri II Plantagenêt) est satisfait de voir le Roman d’Eneas et le Roman de Troie le présenter — historiquement — comme le descendant d’Énée, qui dès lors devient l’ancêtre commun des Francs, des Normands, des Bretons. Ainsi, en donnant à des héros extraits de l’épopée les aspects (conduites, sensibilité, langage) d’individus contemporains, le roman est-il à la fois anachronique et chronique : il adapte un héroïsme révolu au cours actuel de l’histoire. De cette adaptation (phénomène fondamental) procéderont certains traits essentiels du romanesque, qui ne sont pas particuliers aux romans de l’aire occidentale.

Dans son ouvrage Du mythe au roman (1970), Georges Dumézil a exposé comment un vaste poème épico-mythique scandinave (la Saga de Hadingus) changea de sens en étant retranscrit sous une forme prosaïque : il y a non plus épopée, mais roman, quand « la narration devient une fin en soi ». Dumézil rejoint ainsi Lévi-Strauss, mais il faut remarquer que ce récit « en soi » n’est pas composé au hasard, puisqu’il est articulé en épisodes. Dans la littérature chinoise, à l’époque mongole (1280-1368), le passage de la narration dite à la narration écrite s’effectue par des « fois » : c’est le système de « la suite à demain », propre à maintes formes de feuilleton et que Cervantès utilisera à l’intérieur de Don Quichotte. De même, les romans arabes (Bagdad, xe s.) seront-ils des narrations à épisodes, particulièrement prosaïques, « picaresques » si l’on préfère, relevant de ce qu’on peut appeler la rhétorique du conteur.

D’autre part, le roman a une substance historique, ou plutôt historico-sociale. Le Roman (ou l’Histoire) des Trois Royaumes retrace, mais en l’actualisant, le combat que se livrèrent, au iiie s., des « chevaliers » chinois pour la succession de la dynastie des Han. Le propre du roman historique est de tirer une leçon actuelle d’événements passés (réels ou mythiques). Si l’on admet que la genèse du roman implique une dégradation du mythe, de l’épopée ou du poème lyrique (ou du moins leur laïcisation et leur actualisation), il importe peu de considérer ou non comme des romans les œuvres de Chrétien* de Troyes. L’essentiel est que le poète-narrateur de Lancelot ait voulu ramener l’idéalisme de l’amour courtois au niveau de la « psychologie » et du « désir », et qu’il ait représenté une noblesse de second rang, jalouse des grands féodaux, mais hostile à la bourgeoisie marchande.

L’esprit romanesque de démythification et de démystification marque aussi bien le Satiricon que Daphnis et Chloé ou le célèbre Voyage en Occident (fin de la dynastie des Ming, 1640 environ), qui met en scène un vieux singe magicien à l’intelligence rusée. Diverse dans ses aspects, la genèse du roman confirme néanmoins cette proposition de Lu Xun (Lou Siun) dans son Histoire du roman chinois : « Un romancier écrit des fictions consciemment », ce qui signifie que le réalisme romanesque, à ses débuts surtout, se réfère (mais négativement) à des univers imaginaires ou idéaux.

Les mythes n’ont pas d’auteur, rappelle Lévi-Strauss. Ils en eurent certes à l’origine (ce furent des « parleurs ») et c’est souvent par des auteurs (Hésiode par exemple) que nous les connaissons. Par contre, les romans sont dus explicitement à des écrivains individualisés et écrivant pour des individus. Le roman est destiné à une lecture sinon individuelle, du moins « privée ». Dans sa production comme dans son contenu, il concerne des personnes par la médiation de personnages. À condition, toutefois, de ne pas confondre l’idée d’individualité avec celle de singularité. À la différence de l’épopée, qui personnalisait la religiosité d’un peuple, le roman va individualiser le social. Le romanesque illustre une relation socio-logique entre l’écrivain, le personnage et chacun des lecteurs. Le personnage appartient à un groupe qu’il représente, dans sa quotidienneté et dans ses aspirations, le plus souvent par opposition à un groupe supérieur ou inférieur. Mais cette individualité sociologique, le personnage va peu à peu (historiquement) la transformer en singularité, et l’on peut dire que les modalités de cette singularisation constituent l’histoire du roman de ses origines à nos jours. Longtemps, le personnage romanesque se détachera sur un groupe, et « pour » celui-ci. Puis il se singularisera en se détachant du groupe, et contre la société.


L’individualisme romanesque

Sans vouloir diviser l’histoire du roman en deux phases, on fera observer que la singularisation radicale du personnage romanesque (sa mise hors la loi, forcée ou volontaire) est un phénomène moderne. Stendhal et Dostoïevski sont des précurseurs lorsqu’ils isolent progressivement Julien Sorel et Stavroguine des normes sociales, leur font renier l’Histoire, les amènent à se définir selon des impératifs métaphysiques. Avant Stendhal, le personnage se singularise en fonction de références sociales. Il conserve un statut sociologique. En Occident comme en islām et en Asie, les premiers romanciers s’attachent à faire reconnaître, à faire légitimer un groupe (un niveau social) qui a pris de l’importance, mais dont l’insertion dans un ordre (monarchique, féodal) n’est pas encore assurée.