Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (art) (suite)

Un tel respect de la matière est propre aux artisans, et notre siècle le retrouve dans la mesure même du renouveau artisanal. L’avantage en est que, si chaque génération ne compte pas plus de quelques génies, les bons artisans peuvent être innombrables et multiplier des œuvres de valeur jusque dans les moindres localités, comme on l’a vu précisément au Moyen Âge. Mais au surplus, cet art, loin de se prétendre « créateur » et donc rival de Dieu, met plutôt l’intelligence et les dons de l’artisan au service de la création, pour mieux servir ses potentialités. De ce fait, non seulement il sera moins dangereux pour l’environnement que notre prométhéisme actuel, mais, se situant dans le prolongement de la création, pour ainsi dire en associé, il en exprimera le mystère, mieux que ne saurait faire tout miroir seulement réaliste.

• Un art du sacré. Ce n’est pas que les romans refusent toute représentation, comme de nos jours l’art abstrait. Bien au contraire, ils ont introduit des scènes historiées jusque sur les chapiteaux, qui, durant toute l’Antiquité comme plus tard à l’époque gothique, étaient uniquement ornementaux. Mais, même dans la fresque, ces artisans ne cherchent pas seulement à faire le tableau — fût-ce en l’idéalisant — du monde vu comme de l’extérieur, et par conséquent aussi dans ce qu’il peut avoir de plus superficiel : on atteindrait en effet ainsi tout au plus la nature déjà formée, la « nature naturée », et l’on ne pourrait en donner qu’un reflet. Le sens de la fonction comme du matériau situe bien plutôt l’art roman au fil de la création, de la nature naturante même. « Homo additus naturae. » « Comme l’arbre au printemps nouveau chaque année invente, travaillé par son âme, le vert, le même qui est éternel [...] moi l’homme, je sais ce que je fais : de la poussée et de ce pouvoir même de naissance et de création j’use, je suis maître ; je suis au monde, j’exerce de toutes parts ma co-naissance » (P. Claudel, Cinq Grandes Odes, « l’Esprit et l’eau »). Attitude qu’ont retrouvée les cubistes, une fois dénié le postulat de la représentation frontale des choses : elle devait amener Albert Gleizes à se « reconnaître » dans l’art roman.

C’est en ce sens que l’on doit, semble-t-il, d’abord entendre le symbolisme roman. Car lui non plus n’est pas seulement un « procédé » assez discutable, une façon de s’exprimer en rébus, par un répertoire figuré, allégorique, transcrivant et compliquant à plaisir ce que l’on pourrait dire plus directement. Il s’agit d’un symbolisme autrement fondamental, jouant d’abord à partir des formes elles-mêmes et de leur effet naturel. Ainsi, le brusque passage de l’architecture mesurée du narthex de Vézelay ou du clocher-porche de Saint-Benoît-sur-Loire à l’énorme volume intérieur des nefs de ces basiliques provoque en tout homme, par une réaction quasi physique, l’impression de creux, d’intériorité si propice au recueillement — de même que, dans les cryptes où l’effet de hauteur ne pouvait être recherché, la pénombre et l’occultation des sources lumineuses. Symbole* actif par conséquent, du même type que celui qui est mis en œuvre par la liturgie* et notamment celle des sacrements* chrétiens, à laquelle art roman ou chant grégorien fournissent comme une orchestration.

Mais, dans cette perspective, c’est toute la nature et l’histoire même qui s’ordonnent et se relaient pour conduire à ce mystère du salut en œuvre dans la création du monde comme dans sa rédemption : mystère qui n’est autre, en définitive, que Dieu même, créateur et sauveur en son Verbe divin. Ce déchiffrage, de l’histoire sainte comme de toutes choses, jusque dans le mouvement d’où elles naissent et qui leur donne sens, avait bénéficié du génie des Pères de l’Église, d’Origène à Grégoire de Nysse, de Jérôme à Ambroise, Augustin et Grégoire le Grand. Par les moines qui en recopient les textes avant de tenter eux-mêmes les vastes synthèses d’un Honorius d’Autun ou d’un Rupert de Deutz au xiie s., l’art roman puise continuellement à cette source une vision du monde elle-même issue en droite ligne de la révélation biblique.

Ainsi, les réalités les plus banales, voire truculentes ou scatologiques, sont loin d’être exclues de cet art, qui avait assez de santé pour ne pas chercher le spirituel dans l’exténuation de la matière. Le tempérament des artistes ne s’y exprime pas moins, et l’allégorie des vertus elles-mêmes prend figure de personnages bien en chair ou d’une grâce très féminine suivant qu’elles sont auvergnates ou saintongeaises, ou clunisiennes. Mais, contrairement au primat « réaliste », le style roman soumet toute évocation, même précise et littérale, d’une scène de la vie naturelle ou de l’histoire sainte à la triple loi que nous avons dite.
— Loi fonctionnelle d’abord. Et par exemple, pour suivre le galbe des chapiteaux et souligner jusque dans la forme sa fonction portante, en renforçant les angles supérieurs, les sculpteurs feront se rejoindre en une seule tête monstrueuse les deux corps de lions qui garnissent le reste de la corbeille. Thème universellement répandu à l’époque romane, et dont H. Focillon a suivi la genèse formelle, à partir des modèles corinthiens, au porche de Saint-Benoît-sur-Loire (1026). Mais à l’autre extrémité de la courbe évolutive, et quelque liberté qu’il ait prise entre-temps, le sculpteur a pris soin, à Vézelay, de faire pendre Absalon non point à la verticale, selon les lois de la physique, mais suivant la courbe fonctionnelle du chapiteau.
— Loi du matériau, ensuite. Ne cherchons pas aux tympans de Vézelay, Autun ni même Moissac (v. Guyenne [l’art en Guyenne et en Gascogne]) des plis de vêtements, mais une taille, creusée, gravée ou jouant sur des plans parallèles, pour rythmer la pierre dressée, comme avaient fait les Celtes sur les dalles de Gavr’inis. À l’inverse, n’attendons pas davantage que les ornements sacrifient la souplesse enveloppante du tissu à l’ambition d’en faire un support de représentation, comme il arrivera pour la chasuble dite « romaine ».
— Loi symbolique enfin, la plus décisive de toutes. Car une explication par le seul souci de la fonction et du respect du matériau conviendrait aussi bien à un art matérialiste (comme peut l’être le nôtre). Mais tout ce que nous savons des hommes des xie-xiie s. nous assure que leur visée était fondamentalement religieuse. S’ils construisaient non pas des salles basses comme nos cinémas, mais des voûtes hautes, accroissant d’autant les problèmes techniques, c’était pour que les églises remplissent mieux leur fonction spirituelle de porter au recueillement, donc à la prière. S’ils respectaient pierre, bois ou métal, c’était comme création de Dieu. Et tout cela les prédisposait à un art qui ne se soucie pas tant de représenter l’extérieur des choses que d’évoquer le mystère sacré, qui était à leurs yeux la réalité véritable dont le monde et l’histoire sont porteurs. De là vient que non seulement presque tout cet art roman soit pour l’église et le culte, mais qu’il mérite à ce point le qualificatif de sacré.