Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

roman (art) (suite)

En tout cas, pour être fondée sur le méplat, au mépris de la ronde-bosse, la sculpture n’en connaît pas moins une vraie floraison, au moins dès la première moitié du xie. Nous en avons de précieux témoins en Catalogne et en Roussillon* (Saint-Génis-des-Fontaines, Arles-sur-Tech), en Savoie (Saint-Jean-de-Maurienne), en Bourgogne* (à Dijon et à Tournus). Bien plus, dans le Val de Loire, aux chapiteaux de Saint-Benoît-sur-Loire (v. Orléanais) comme à la basilique Saint-Martin de Tours, les volumes s’affirment à la même époque avec une plénitude qui ne sera peut-être jamais dépassée, même au xiie s.


Les trois caractéristiques du style roman

En réalité, l’art roman est un « style », c’est-à-dire que, au-delà d’une simple mode qui s’en tiendrait à l’emploi automatique de certains « procédés », c’est d’abord une certaine façon de comprendre l’œuvre à faire. Et, si nous sommes redevenus capables de l’apprécier, c’est que l’art moderne, d’une part, et, de l’autre, l’art universel jusqu’ici dédaigné comme « primitif » nous apprennent à ne plus tout juger avec les seuls critères du classicisme, qui, à beaucoup d’égards, témoignent d’une conception radicalement opposée.

• Un art « fonctionnel ». Cet art n’est pas tellement fait pour être vu que pour être (d’où le soin de l’« appareil », de l’assemblage des pierres d’un mur, pourtant destiné à être recouvert de fresques) et pour être pratiqué : plutôt qu’un art qui sacrifie volontiers l’intérieur à la façade, une architecture « qui se marche » (Le Corbusier).

Toute la technique romane pourrait en un sens être présentée comme la solution indéfiniment variée d’un unique problème architectonique : pour limiter les dégâts des incendies catastrophiques, si fréquents au Moyen Âge, remplacer les charpentes par des voûtes en pierre. Mais leur pesée tendrait à renverser les murs, et divers partis sont mis en œuvre pour les étayer : nef épaulée par de hauts collatéraux (système dit « poitevin ») ou par des tribunes dont la voûte en quart de cercle vient contre-buter le mur de la nef, formant ainsi une sorte de contrefort continu (système « auvergnat ») ; mais aussi, berceaux transversaux (Tournus) dont la poussée se trouve contenue par les deux massifs extrêmes de l’entrée et de la croisée du transept ; et encore, ligne de coupoles répartissant les forces d’écartèlement aux quatre angles (Solignac, Périgueux*, Cahors), ou « dubes » pyramidales de Loches.

De même, la décoration romane est fonctionnelle. Sculpture, peinture, ferronnerie, vitrail (qui n’est pas une invention gothique) ne valent pas pour eux-mêmes, mais pour souligner ou moduler l’architecture. On sculpte avant tout bases et chapiteaux, soulignant ainsi les points vitaux de l’édifice ; par contre, il y a bien peu de « statues » romanes proprement dites. Quand la façade occidentale de Chartres* s’orne des fameuses « statues-colonnes », c’est une œuvre de transition, romane pour autant que ces pierres s’étirent en colonnes, conformément à leur fonction architecturale, mais d’un autre esprit déjà, pour autant qu’elles deviennent « statues » — l’étape suivante se voyant, à Chartres même, aux portails garnis de statues détachées des deux croisillons du transept, entièrement gothiques ceux-là. Ainsi encore, au cloître d’Arles*, la seule galerie qui ait reçu des statues est tardive : les trois autres côtés ont des reliefs s’intégrant à l’architecture. L’exception des statues du Christ et surtout des Vierges romanes, ou encore de la « Majesté » de sainte Foy de Conques, justifie cette règle, car il s’agit d’objets de culte, ayant donc leur fonction, eux aussi.

Fonctionnelle, l’église doit être d’abord adaptée aux liturgies pour lesquelles on l’a construite. C’est bien évident pour les plans des grandes basiliques de pèlerinage : Saint-Martin de Tours, Saint-Martial de Limoges, Conques, Saint-Sernin de Toulouse*, Saint-Jacques-de-Compostelle (entre autres). Afin d’éviter les encombrements dont se plaignent les chroniques, on établit une circulation « à sens unique », par collatéraux et déambulatoire, aux trois niveaux de la crypte, de la nef et des tribunes. De même, le déambulatoire avec absidioles rayonnantes répond à la multiplication des messes privées, précisément à l’époque romane, puis gothique. Tout, dans l’église romane, est conçu pour la liturgie : les ouvertures, réparties pour distribuer la lumière au degré, à l’endroit et parfois même au moment voulus ; les grilles interdisant au profane l’entrée du sanctuaire tout en permettant d’en voir les cérémonies, contrairement aux clôtures de pierre et aux jubés de la fin du Moyen Âge ; les ornements, qui sont vêtements, les calices, qui sont vases sacrés, ou les encensoirs en sphères laissant filtrer la fumée odorante, et non les architectures compliquées des siècles ultérieurs ; l’autel roman, pierre cubique dressée à bonne hauteur pour le sacrifice eucharistique, et non pas la simple banquette écrasée par un retable qui accapare toute l’attention, comme à l’âge baroque ; la fresque enfin, modulant murs et codonnes sans en rompre l’élan, comme on voit encore dans les restaurations « au modèle » de Saint-Savin*, alors que les peintures à chevrons d’Issoire, malencontreusement inventées au xixe s., sont littéralement à contresens. Encore moins l’art roman installerait-il dans l’église des tableaux valant pour eux-mêmes et transformant en musée la « maison de la prière ».

• Un art du matériau. À l’inverse d’un art préoccupé d’exprimer le génie de l’artiste ou même seulement parfois sa virtuosité, en imposant sa loi contre la matière — art de ce fait volontiers prométhéen —, l’art roman met en valeur la beauté propre aux différents matériaux qu’il emploie : jeux des couleurs naturelles de la pierre (bitonalité de Vézelay, polychromies de l’Auvergne ou de la Corse*) ; jeux de la lumière sur une pierre durement taillée par éclats, et non pas seulement exécutée d’après un modelage aux formes beaucoup plus molles par nature (comparer n’importe quelle sculpture romane à une statue de Rodin*, où reste inscrite la trace des doigts dans la glaise originelle). Le bois garde toutes ses fibres, le métal est ciselure ; la mosaïque, incrustation précieuse, avant la lettre pointilliste ; l’émail, transmutation alchimique. Ici encore, il n’est que d’étudier l’évolution à travers les siècles suivants pour constater la lente dégradation du sens des matières : du chatoiement des verres colorés des xiie-xiiie s. aux pseudo-tableaux du vitrail du xvie s. ; des reliquaires en argent de saint Candide ou saint Baudime (conservés à Saint-Maurice et à Saint-Nectaire) aux bustes moulés de l’orfèvrerie de la Renaissance.