Richter (Jean Paul Friedrich), dit Jean Paul (suite)
Il a laissé une Préparation à l’esthétique (Vorschule der Ästhetik, 1804-1813) qui est, pour une large part, un autoportrait, car il était non pas un théoricien, mais un analyste très subtil. Il prenait ses exemples dans sa propre expérience et ne sortait guère d’un univers ramifié et nuancé où se mêlaient indissolublement des souvenirs vrais et des souvenirs de lectures. Depuis sa jeunesse, il accumulait si bien les fiches de références à ses lectures qu’il était capable, ensuite, de se les remémorer au moment qu’il lui plaisait de choisir, de revivre par le menu des impressions d’enfance, de revivre aussi, dans le secret de sa chambre bien close, les émotions de ses héros préférés.
Héros de roman, car toute son œuvre est romanesque, avec un nombre important de récits brefs, parfois articulés en série, et quelques grands romans, le premier étant la Loge invisible (Die unsichtbare Loge, 1793), et les plus connus Hesperus (1795) et Titan (1800-1803). Les récits brefs sont mieux conduits que les longues intrigues romanesques, où Jean Paul n’excelle pas ; l’essentiel est chez lui la peinture des émotions et l’invention des caractères.
Jean Paul est un virtuose capable de jouer d’instruments variés, hétérogènes et sur les modes les plus éloignés les uns des autres. La Loge invisible, Hesperus, Titan, la Comète (Der Komet, 1820-1822) entraînent le lecteur dans une suite de rêves où l’on tend toujours à fonder sur terre un royaume idéal. Et puis, ailleurs ou bien au cours du roman, le rêve s’incarne comme de lui-même, mais sous un format réduit, dans le tableau d’une vie simple, étroitement bornée, celle du maître d’école Wuz (Leben des vergnügten Schulmeisterleins Maria Wuz in Auenthal, 1790, publié en 1793) et celle de Fixlein (Leben des Quintus Fixlein, 1796). Rarement, Jean Paul s’installe dans un univers qui soit à la fois de la terre et du ciel, comme celui de Quintus Fixlein ou de Siebenkäs (Blumen- Frucht- und Dornenstükke oder Ehestand, Tod und Hochzeit des Armenadvokaten F. St. Siebenkäs im Reichsmarktflecken Kuhschnappel, 1796-97).
Il aime, plus que tout, les belles âmes, et la beauté suprême ne se conçoit jamais chez lui sans un trait de mystique, un besoin de dépassement dans la pure gratuité. Mais ce cœur sensible, amoureux de l’ineffable et de la douceur des jours perdus a aussi une veine satirique et sait très bien garder la tête froide. Vaporeux et parfois échevelé, le style de Jean Paul est ailleurs celui de l’exactitude, de la minutie, du pédantisme au microscope.
D’un côté, l’écrivain aime ceux qu’il appelle les « hommes hauts », les chevaliers du rêve, les idéalistes pleins de chimères. Non pas aventuriers, mais utopistes. Observateur de ses propres rêves, il est le premier à en avoir empli ses romans. Pourtant, les sages à la manière de Jean Paul vivent dans leur village, dans leur mansarde, à regarder le géranium qui fleurit à la fenêtre et à goûter la bière du terroir, contemplant le vol des martinets autour du clocher ou bien écoutant le rossignol dans les nuits de juin. Le vrai bonheur est de savourer son rêve, d’y revenir comme à un objet chéri : avec leur cœur simple et leur résignation, les artisans, les maîtres d’école et les copistes d’actes deviennent, chez Jean Paul, des héros de roman. Dans les dernières œuvres, telles que Katzenberger (Dr. Katzenbergers Badereise, 1809), Fibel (Leben Fibels, 1812) et dans son autobiographie (Wahrheit aus Jean Pauls Leben 1819), la miniature se creuse, devient satirique, mais d’une satire distanciée et attendrie.
Jean Paul, en effet, avait une religion de l’amour universel, qui lui avait été révélée au cours d’une « nuit de mort », celle du 15 novembre 1790, où il avait eu la vision de sa propre fin. Revenu parmi les « pauvres hommes », il étendait à tous et à tout son amour, aux animaux et aux fleurs, et jusqu’aux diverses nuances du matin qui se lève.
Il y a dans son œuvre des hommes maléfiques, avec des desseins ténébreux, mais toutes les femmes y sont vouées à l’idéal. Les jeunes filles, irréelles et fragiles, se meuvent à travers les rebondissements romanesques. C’est un flot continu de tendresse et une vaporeuse musique sans fin que leur conversation.
Jean Paul aurait voulu mettre dans ses phrases, à l’instar d’un musicien, le devenir mouvant, un élan toujours nouveau, une fluidité qui est celle du rêve. Les jardins enchantés sont évoqués chez lui d’abord par les sonorités des mots. Mais Jean Paul sait aussi bien tracer le vol de l’hirondelle ou peindre l’éveil des fleurs dans un jardin d’été. Il est le maître d’un intimisme rococo, fait de détails minimes, de notations subtiles traduites en formes colorées. Ses longues phrases sinueuses sont chargées d’allusions, bibliques notamment, difficiles à déchiffrer. Au milieu d’un fatras de bibelots et d’anecdotes, ses personnages vivent par la précision du trait et par une sorte de logique naïve, dans un langage purifié par le retour aux rêves de l’enfance, qui constitue, à proprement parler, l’élément de Jean Paul.
C’est à la grâce que Jean Paul a été plus sûrement sensible : grâce d’être au monde, grâce d’être heureux de son sort ou bien d’être une âme haute, grâce aussi de recevoir l’inspiration. Difficile à suivre dans une autre langue que la sienne, il est demeuré peu connu en dehors des pays de langue allemande, hormis des fervents amateurs de romantisme.
P. G.
F. Bac, Jean Paul ou l’Amour universel (Conard, 1927). / A. Béguin, l’Âme romantique et le rêve (Corti, 1947). / E. Berend (sous la dir. de), Jean Pauls Persönlichkeit in Berichten der Zeitgenossen (Berlin, 1956). / M. Brion, l’Allemagne romantique (A. Michel, 1962-63 ; 2 vol.). / C. Pichois, l’Image de Jean Paul Richter dans les lettres françaises (Corti, 1963). / J. W. Smeed, Jean Paul’s Dreams (Londres, 1966). / U. Profitlich, Der selige Leser. Untersuchungen zur Dichtungs-Theorie Jean Pauls (Bonn, 1968).