Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Révolution française (suite)

Majeure économiquement, « la bourgeoisie, remarque un historien, Jean Sentou, est plus que jamais mineure sur le plan politique ». La noblesse accepte de la fréquenter dans les salons, mais elle la rejette de la direction de la cité et entend se réserver les meilleures places. « La bourgeoisie, remarque encore le marquis de Bouillé, avait dans les villes de province la même supériorité que la noblesse ; cependant elle était partout humiliée ; elle se voyait exclue, par les règlements militaires, des emplois de l’armée ; elle l’était en quelque manière du haut clergé par le choix des évêques parmi la haute noblesse et des grands vicaires en général parmi les nobles ; elle l’était de plusieurs chapitres de cathédrale. La haute magistrature la rejetait également, et la plupart des cours souveraines n’admettaient que des nobles dans leur compagnie. Même pour être reçu maître des requêtes, le premier degré dans le Conseil d’État qui menait aux places éminentes d’intendant, et qui avait conduit les Colbert et les Louvois et tant d’hommes célèbres aux places de ministres d’État, on exigeait dans les derniers temps des preuves de noblesse. »

« Une nouvelle distribution de la richesse prépare, comme le soulignera le révolutionnaire Antoine Barnave (1761-1793), une nouvelle distribution du pouvoir. » Les philosophes se sont faits les porte-parole des ambitions bourgeoises ; ils ont réclamé avec la liberté l’égalité des propriétaires. Ils ont aidé à la prise de conscience de la bourgeoisie. Les loges maçonniques, si elles n’ont pas été un lieu de complot, ont favorisé la diffusion de l’idéal nouveau.

Une réforme profonde du corps politique est nécessaire ; la monarchie s’y essaie. Elle n’y parvient pas. Son pouvoir s’affaiblit encore par la crise financière : les dépenses publiques sont passées de 200 à 630 millions de 1728 à 1788. Les rentrées d’argent sont faibles ; c’est non seulement le fait d’un mauvais système (v. fermiers généraux), mais aussi le résultat d’un état social qui dispense de tout impôt les aristocrates, possesseurs parfois de gros revenus. L’Administration, complexe et inadaptée, est devenue inefficace ; l’intendant sans appui s’est souvent laissé gagner par la noblesse de la région qu’il contrôlait. L’armée, instrument de répression entre les mains du roi, joue difficilement ce rôle depuis que les mêmes problèmes qui hantent la société civile la préoccupent : les petits nobles rejoignent les bourgeois dans l’opposition à un système qui leur refuse avec l’avancement toutes possibilités d’amélioration sociale ; tandis que, dans la troupe, les citadins, un peu plus nombreux que jadis, contestent la discipline « à la prussienne ».

La monarchie est d’essence aristocratique ; or, les réformes nécessaires passent par la destruction des privilèges aristocratiques. La monarchie ne pourra sortir de cette contradiction.


L’aristocratie : l’impossible compromis

La noblesse qui, avec le haut clergé, se livre à cette réaction aristocratique, à un exclusivisme nobiliaire qui réserve les places dans l’État, est un ordre encore riche. Elle détient une part importante du sol : 22 p. 100 dans le Nord, 31 p. 100 dans le Pas-de-Calais, 40 p. 100 en Brie. Elle possède des seigneuries qui sont un ensemble de droits assurant un prélèvement sur la récolte du paysan. Elle exerce encore parfois un pouvoir de commandement et intervient dans les échanges. Disposant d’un surplus appréciable de denrées, des nobles réalisent, au cours du siècle, sur un marché à la hausse, où ils vendent les premiers, des profits non négligeables. Certains, comme ceux qui sont établis autour de Toulouse ou dans quelques parties de la Bretagne, gèrent bien leurs terres et participent aux affaires de la bourgeoisie. Le comte de Tessé, qui est le plus grand seigneur et le plus grand propriétaire en valeur du futur département de la Sarthe, a aussi des mines, et le revenu de tous ses biens s’élèvent à 202 017 livres ! Le minimum vital d’une famille ouvrière est estimé alors à 500 livres.

Les témoignages ne concourent pas tous pour nous montrer une noblesse effrayée, en son entier, par la perte du privilège fiscal. Certains nobles se rassurent de la prise de position d’une partie de la bourgeoisie, qui reconnaît les droits féodaux comme une propriété ; en tant que telle, ceux-ci ne pourront pas être supprimés, comme des paysans le réclament, sans qu’il y ait rachat.

Mais cette noblesse connaît aussi, dans son ensemble, un appauvrissement « relatif ». Ses sources de richesses fournissent moins et moins vite que celles de la bourgeoisie. Les dépenses nombreuses, pour qui doit tenir son rang, sont plus élevées. Il y a ainsi dans la noblesse, à côté des riches, des pauvres. Toute « une plèbe nobiliaire » (Mathiez) attachée à des privilèges qui lui permettent seuls de subsister. Les riches, quant à eux, ne songent qu’à utiliser le tiers état pour mieux brider la monarchie. Il ne peut y avoir de compromis à long terme entre les ordres. L’entente ne durera que le temps de la révolte de l’aristocratie.

Après Tocqueville, A. Mathiez et G. Lefebvre ont souligné l’importance de cette révolte, que Jean Egret a suivie dans le détail. Celle-ci bloque toute réforme véritable, résiste victorieusement au roi, mais finit, en ouvrant la voie au tiers état, qui s’en dissocie, par se retourner contre ses promoteurs.


La féodalité d’Ancien Régime

Il y a donc coïncidence entre une crise conjoncturelle de l’économie et une crise plus profonde des structures sociales et politiques d’un royaume gouverné par un roi faible.

La « féodalité d’Ancien Régime », selon l’expression de l’historien A. Soboul, qui veut ainsi marquer la différence avec la féodalité médiévale, opprime l’énergie et les capacités d’invention du tiers état. La bourgeoisie se plaint du système des « métiers », qui entrave les initiatives, interdit la création et empêche le patron de discuter librement avec le compagnon de la rémunération de son travail. Déjà Turgot*, en 1775, remarquait que, « dans presque toutes les villes de notre royaume, l’exercice des différents arts et métiers est concentré dans les mains d’un petit nombre de maîtres réunis en communauté qui peuvent, seuls, à l’exclusion de tous les autres citoyens, fabriquer ou vendre les objets du commerce particuliers dont ils ont le privilège exclusif ; en sorte que les sujets qui, par goût ou par nécessité, se destinent à l’exercice des arts et métiers ne peuvent y parvenir qu’en acquérant la maîtrise à laquelle ils ne sont reçus qu’après des épreuves aussi longues et aussi pénibles que superflues, et après avoir satisfait à des droits ou à des exactions multipliées par lesquelles une partie des fonds dont ils auraient eu besoin pour monter leur commerce ou leur atelier ou même pour subsister se trouve consommée en pure perte ». Quant au travail, l’intendant Trudaine reconnaissait, en 1768, que « le juste milieu à prendre ne peut se trouver que dans la libre concurrence entre les maîtres qui achètent le travail et les ouvriers qui le vendent ».

Les commerçants dénoncent aussi les barrières douanières qui parsèment le royaume et la gêne apportée par certains seigneurs à la constitution d’un vaste marché.