Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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révolution (sociologie de la)

Il est peu de domaines ouverts aux sciences sociales où le décalage entre la masse de la littérature et l’incertitude des résultats soit aussi grand que celui des révolutions.


Cela tient d’abord à l’extrême difficulté de faire abstraction de tout choix politique et de toute orientation idéologique : depuis la Révolution française, la passion révolutionnaire fait à ce point corps avec de larges secteurs de l’intelligentsia que la quasi-totalité des études sur la question se croient obligées de prendre position pour ou contre. Un deuxième obstacle, de caractère proprement scientifique, est lié au problème de la délimitation de l’objet. À maints égards, les mouvements révolutionnaires sont la traduction, sur un certain plan, de la trame qui constitue une société, comme des péripéties qui l’affectent : de même que pour les relations internationales, il n’y a pas de règle fixe qui permette de déterminer jusqu’où doit reculer l’analyse régressive.

Ces deux difficultés préjudicielles retentissent dès l’abord sur le problème de la définition, qui trahit souvent des prises de position extrascientifiques. La définition la plus neutre et la plus ouverte que l’on puisse retenir est peut-être la suivante : est « révolution » toute rupture illégale dans la transmission du pouvoir au sein d’une unité politique.

La loi fondamentale de la révolution selon Lénine

« La loi fondamentale de la révolution, confirmée par toutes les révolutions et notamment par les trois révolutions russes du xxe siècle, la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. (Le Gauchisme : maladie infantile du communisme, 1920.)


Origine et sens des révolutions

Les révolutions sont, par essence, des conflits entre membres d’une même société pour l’obtention du pouvoir. On peut regrouper ces enjeux en trois grandes catégories.

• L’arbitraire des valeurs. On entend par là la hiérarchie particulière de valeurs adoptées par une société quelconque. Ainsi, l’une peut mettre l’accent sur l’activité guerrière, une autre sur l’exaltation religieuse, une troisième sur la passion politique, une dernière sur l’efficacité économique. Il semble que les hiérarchies de valeurs soient des équilibres instables, dérangés aussi bien par l’accentuation de la prééminence d’une valeur que par les mouvements de résistance qu’elle détermine de la part des autres. Ainsi, l’une des valeurs fondamentales de la modernité est la rationalisation de la vie humaine et sociale : depuis le romantisme jusqu’à la contestation actuelle, en passant par le surréalisme, elle n’a cessé de déterminer des sursauts, des résurgences ou des revanches de l’irrationnel.

• L’arbitraire des institutions. La vie en société repose sur des institutions, c’est-à-dire sur un ensemble de normes qui permettent aux hommes de tenir leur rôle. Des institutions règlent les rapports politiques et économiques entre les groupes ; elles décident selon quelles modalités s’opère la conjonction entre les sexes et comment seront élevés les enfants ; elles déterminent la manière de s’habiller et les bonnes manières, etc. Or, il n’y a jamais une seule institution possible, mais plusieurs. Pensons à la diversité des systèmes politiques, économiques, matrimoniaux, vestimentaires... Par conséquent, chaque société doit opérer un « choix » entre toutes les institutions. Ce choix est arbitraire, en ce sens qu’aucune justification irréfutable ne peut être produite. Il s’ensuit que des sociétaires peuvent toujours et à tout moment remettre en question ce choix au profit d’un autre. Il va sans dire que l’arbitraire des choix est d’autant plus actuel que la société est plus ouverte sur l’extérieur et qu’elle connaît des changements plus profonds : la perception de la pluralité des choix précède logiquement et historiquement celui de leur arbitraire.

• Les contraintes de la rareté. Les trois biens les plus désirables à l’homme, les richesses, le pouvoir et le prestige, sont rares par nature, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas disponibles en quantité telle qu’ils puissent excéder les désirs les plus extrêmes. Il faut donc les partager. Or, il y a plusieurs partages possibles, l’expérience montrant que le type dominant de partage est inégalitaire ; au sommet, une mince fraction (de l’ordre de 15 p. 100) accapare une proportion beaucoup plus importante des biens rares, ne laissant que des miettes à la masse. Ce partage inégalitaire repose, en dernière analyse, sur des rapports de force. Or, ceux-ci peuvent être modifiés, du moins en ce qui concerne les titulaires. De même, les résultats pratiques du rapport des forces et du partage peuvent être refusés, même si ce refus n’est qu’un acte de désespoir.

Il va sans dire que ces analyses ne produisent pas les causes des révolutions : elles dévoilent leurs racines ultimes, sans lesquelles il ne pourrait pas y avoir de révolution. En effet, si étaient possibles une seule hiérarchie de valeurs, une seule manière d’instituer, un seul partage (ou si l’abondance était instaurée, ce qui reviendrait au même), il est évident qu’il n’y aurait plus ni histoire ni diversité culturelle, que la condition humaine serait la répétition indéfinie et que personne ne pourrait concevoir la possibilité de passer à une autre situation à travers un projet révolutionnaire.

Les révolutions sont donc, en leur cœur, des conflits entre, d’une part, un ordre, qui impose une configuration déterminée des arbitraires et des partages, et, d’autre part, un ou plusieurs individus ou groupes qui remettent cet ordre en question au nom d’une autre configuration. Ainsi, on conçoit que les thèmes qui reviennent constamment dans l’idéologie révolutionnaire soient, d’un côté, celui de la liberté (c’est-à-dire la possibilité de choisir les valeurs et les institutions) et, de l’autre, celui de l’égalité (partage égal des richesses, destruction de tout pouvoir et de toute hiérarchie, élimination des différences dues au prestige).