Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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revenus (suite)

Pour expliquer cette tendance à une réduction (très relative) de l’inégalité des revenus, on a fait intervenir les facteurs d’ordre démographique. En effet, dans la plupart des pays industrialisés, le nombre des actifs par rapport à la population totale a eu tendance à décliner par suite du vieillissement de la population et de la hausse des taux de nuptialité* et de natalité*. En outre, le prolongement de la scolarité et l’extension des systèmes de retraite* ou d’assistance aux vieillards ont entraîné un abaissement du taux d’activité des travailleurs les plus jeunes et les plus âgés. Ces différents facteurs ont eu pour effet d’égaliser la répartition des revenus. En réalité, l’écart entre les revenus les plus bas et les revenus moyens s’est agrandi : les pauvres sont devenus plus pauvres par rapport à ceux qui ont un revenu moyen. En définitive, l’inégalité relative subsiste.

Plus récemment, cette question de l’évolution de l’inégalité dans le temps a été reprise de façon plus systématique : à la suite des travaux de Simon Kuznets (né en 1901), publiés en 1955, on a essayé de savoir quels effets pouvait avoir sur la répartition des revenus personnels la croissance économique à long terme. Selon Simon Kuznets, l’évolution des revenus peut être replacée dans les cadres démographique, politique, social et technique de la croissance. Plus précisément, l’examen de données relatives à certains pays développés (États-Unis, Grande-Bretagne et Allemagne fédérale) permet de découvrir que la croissance économique à long terme favoriserait un « mouvement vers l’égalité » dans la répartition personnelle des revenus (avant taxation), surtout depuis 1920. Différents facteurs, liés à la croissance économique elle-même, seraient responsables de ce mouvement.

En premier lieu, la concentration de l’épargne dans les classes à revenus supérieurs (aux États-Unis, les deux tiers de l’épargne individuelle sont imputables aux 5 p. 100 supérieurs des unités de revenu), qui devrait jouer dans le sens d’un accroissement de l’inégalité, ne peut exercer cet effet en raison de l’influence en sens contraire de facteurs qui tiennent à la croissance d’une économie : les mesures politiques qui frappent la propriété, les successions* ou les rendements de capital* (abaissement des loyers ou du taux de l’intérêt) ; l’influence de l’apparition de nouvelles industries, qui provoque un déclin dans les sources de revenus des classes riches et traditionalistes ; la part croissante des revenus des services, relativement à celle des revenus de la propriété, qui profite davantage aux classes à revenus inférieurs.

Joue aussi dans le sens d’un accroissement de l’inégalité le passage d’une activité économique dominée par l’agriculture à une activité économique à prédominance industrielle et urbaine ; ce facteur est, cependant, contrecarré par la hausse du revenu des groupes inférieurs dans le secteur non agricole de la population : les membres de ces groupes, en s’organisant, en acquérant une plus grande efficience économique, en disposant d’une influence politique importante, peuvent obtenir une part croissante du revenu.

À partir de ces premières observations, Kuznets soutenait qu’on pouvait envisager une séquence typique dans l’évolution de la structure du revenu. Pendant la période de transition entre la phase préindustrielle et la phase industrielle du développement économique, l’inégalité des revenus s’accroîtrait considérablement : la position économique relative des groupes à revenus inférieurs se détériorerait par suite des faits de dislocation dus à la révolution industrielle, les effets de ceux-ci s’ajoutant à l’accroissement de population provoqué par la baisse des taux de mortalité sans modification des taux de natalité. La position économique relative des groupes à revenus supérieurs aurait, au contraire, tendance à s’améliorer par suite de la participation active de leurs membres à l’expansion industrielle et économique. Pendant la période d’absorption de la révolution industrielle, l’inégalité des revenus se stabiliserait. Enfin, dans une troisième phase, elle aurait tendance à décliner, le déclin étant d’autant plus accentué que se développent des politiques de fiscalité progressive et de redistribution des revenus.


Les mesures correctives

Dans une certaine mesure, les travaux postérieurs à ceux de Kuznets ont confirmé ces premières intuitions. Mais la réduction de l’inégalité des revenus sur une longue période tient non seulement à l’action de la croissance économique à long terme, mais aussi à la mise en œuvre de politiques volontaristes de lutte contre l’inégalité : les données statistiques, interprétées avec soin et avec précaution, donnent l’impression d’une tendance à une très légère réduction dans le temps, suivie d’une diminution sensible des écarts relatifs après la Première Guerre mondiale (ou même un peu avant). Comme il est certain que l’impôt est devenu plus progressif et que les transferts* en faveur des bas revenus ont augmenté, il faut attribuer aux politiques volontaristes appliquées par les pouvoirs publics une responsabilité dans l’égalisation des revenus, surtout si l’on considère la répartition après impôts et transferts. Par ailleurs, cette réduction de l’inégalité s’est accompagnée d’une croissance du revenu réel par tête (sauf pendant les périodes de guerre ou de dépression aiguë). En effet, la stabilité de la distribution signifie que le revenu réel s’est accru au même rythme pour tous les bénéficiaires de revenus dans le pays.

Lorsque les politiques volontaristes de lutte contre l’inégalité des revenus font défaut ou sont modérément appliquées, la réduction de l’inégalité à long terme n’apparaît presque plus, en raison de la concentration de l’épargne dans les groupes à très hauts revenus : c’est que les bénéficiaires de revenus élevés sont les seuls à épargner et que l’inégalité est beaucoup plus grande dans la distribution des épargnes que dans celle des revenus de la propriété et, par conséquent, des patrimoines. Même si l’on tient compte du fait que la distribution des revenus à long terme est moins inégale que celle des revenus annuels, l’inégalité peut s’accroître du fait de l’urbanisation : la croissance de la population urbaine signifie l’accroissement de la partie de la population où l’inégalité est la plus élevée, surtout si les propriétaires fonciers savent se reconvertir à temps et placer leurs capitaux dans des affaires industrielles dynamiques. Sur ce dernier point, l’expérience historique ou celle de pays sous-développés montre avec netteté que, bien souvent, la qualité de propriétaire foncier se confond avec celle d’homme d’affaires ou de détenteur de capitaux (le « capitaliste »). Il s’ensuit que l’urbanisation, liée à la dynamique de la croissance économique, ne s’oppose pas à la croissance de la part des groupes à revenus supérieurs. Finalement — et cela a été souligné avec force par différentes enquêtes —, l’accumulation de l’épargne dans les revenus supérieurs ne peut être combattue que par des décisions politiques et des mesures légales, comme la limitation de l’accaparement de la propriété (foncière par exemple) à travers les droits de succession et d’autres impôts sur le capital. Quant à l’influence de l’inflation, l’hypothèse a été avancée qu’elle provoque plutôt une redistribution des revenus au sein du même groupe de revenus qu’un amenuisement de l’inégalité entre les différents groupes. Toutes ces remarques tendraient ainsi à prouver que, si des actions volontaristes n’étaient pas prises délibérément, la réduction de l’inégalité n’interviendrait pas de façon spontanée à partir de facteurs compensateurs.