Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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République (IIe) (suite)

Le désordre s’amplifie. Le succès relatif du mouvement coopératif terrorise le patronat, qui y voit une menace d’expropriation générale entreprise avec la complicité de l’État républicain. L’action des clubs populaires, surgis en masse dans les grandes villes, contribue à accréditer l’idée d’une vague socialiste irréversible. À Paris, les lieux de travail, ateliers ou chantiers, sont le siège de multiples assemblées de corporations, fort pacifiques d’ailleurs. On discute et on proclame d’abondance dans les arrière-salles de cabarets, dans les églises et les guinguettes des barrières.

C’est le temps des universités populaires, des sociétés pour l’instruction du peuple et des clubs de femmes. Ici, des apôtres du progrès, confus et emphatiques, vaticinent autour de mirifiques projets de société. Là, au contraire, on traite de problèmes réels et urgents, bureaux de placement, assistance aux infirmes, travail des enfants. Il y a les doux illuminés et les violents, les évangélistes et les sectaires. L’influence de ces derniers, comme la Société républicaine centrale d’A. Blanqui*, est encore modeste. Mais l’écho que rencontrent les théoriciens du communisme de 1848, avec leurs projets de répartition des biens et des richesses, est chaque jour plus profond dans la masse de chômeurs qui se rue sur Paris.


La défaite du prolétariat parisien (avr.-juin 1848)

Le Gouvernement provisoire, placé dans une situation impossible, se contente de louvoyer. Céder constamment à la pression de la rue, c’est s’aliéner la classe moyenne, discréditer l’idée républicaine et achever la ruine de l’État. Il faut rassurer, tout en veillant à éviter une dangereuse réaction conservatrice. Dès le mois de mars, le gouvernement a mis sur pied une force d’ordre en créant 24 bataillons de gardes mobiles, corps soldé et recruté dans le sous-prolétariat, et s’est assuré un appoint en confiant un service d’ordre aux élèves des grandes écoles et à la jeunesse dorée des beaux quartiers. Émile Thomas, directeur des ateliers nationaux, organise militairement « ses » ouvriers en une véritable armée au service du pouvoir, utilisable comme troupe de choc, voire comme clientèle électorale. Dans un premier temps, le gouvernement manœuvre habilement.

Il fait d’abord échouer, le 16 mars, une manifestation des compagnies d’élite de la garde nationale, les « bonnets à poils », qui prennent prétexte de leur dissolution pour marcher sur la place de Grève, en poussant des cris hostiles aux socialistes et à Louis Blanc. Les clubs, rameutés en catastrophe, font une conduite de Grenoble aux « réactionnaires », un peu trop présomptueux. Le lendemain, 100 000 ouvriers défilent des Tuileries à l’Hôtel de Ville pour la défense de la République et font un triomphe au Gouvernement provisoire. Un mois plus tard, retournement complet de la situation. Les élections à l’Assemblée constituante, primitivement fixées au 9 avril, ont été reculées au 23 sous la pression des clubs, conscients de la réaction conservatrice, qu’alimentent le mécontentement devant la dégradation de la situation économique et la peur du désordre. Les révolutionnaires veulent une nouvelle prorogation et lancent la journée du 16 avril. Échec complet. Quelques milliers d’ouvriers sont noyés au milieu d’une foule hostile de gardes nationaux mobiles et de leurs camarades des ateliers nationaux, soigneusement mis en place par Ledru-Rollin. Le gouvernement prend dans les jours suivants une grave décision : l’armée, exilée de Paris depuis février, rentre dans la capitale pour faire face à des affrontements plus sérieux, que bien des républicains dits « modérés » appellent de leurs vœux.

Le climat préélectoral est inquiétant. La crise financière s’aggrave. Louis Antoine Garnier-Pagès (1803-1878), nouveau ministre des Finances, se heurte au « mur d’argent ». Les mesures prises pour relancer le crédit, en multipliant les comptoirs d’escompte en province, sont limitées par l’obstruction des possédants et des milieux d’affaires. L’encaisse de la Banque de France diminuant chaque jour, on décrète le 15 mars le cours forcé des billets et, pour trouver des ressources, un supplément d’impôt de 45 centimes par franc (18 mars). Compte tenu du système fiscal alors en vigueur, c’est faire peser la charge sur la paysannerie, déjà durement atteinte par la crise. Ledru-Rollin entend contrecarrer l’action des notables. Pour stimuler le zèle républicain, il crée des « commissaires de la République » en province, initiative malheureuse qui aboutit au résultat inverse. Bien des commissaires ne sont que de maladroits agitateurs, dont l’activité désordonnée et l’autoritarisme verbal n’aboutissent qu’à semer la panique. De véritables émeutes sont déclenchées contre eux. Le jeu du ministre de l’Intérieur, qui se veut subtil, divise les forces démocratiques sans affaiblir les conservateurs.

D’un côté, il appuie en secret les légions de révolutionnaires étrangers, comme les Voraces lyonnais qui attaquent en Savoie, avec un total insuccès d’ailleurs, au début d’avril. De l’autre, il tisse de multiples intrigues pour déconsidérer les clubistes parisiens en prêtant la main à des manœuvres antisocialistes, dont son collègue Louis Blanc est la première victime.

Le 23 avril 1848, le peuple français se prononce en envoyant à l’Assemblée une puissante majorité conservatrice. Sur 880 sièges, 600 environ reviennent à un bloc de modérés, républicains du lendemain pour la plupart, farouchement antisocialistes. Lamartine, élu dans 10 départements et en tête à Paris, triomphe. Derrière viennent les royalistes, essentiellement légitimistes, avec 200 sièges. C’est la première revanche des vaincus de 1830 (Pierre Antoine Berryer, le comte Frédéric de Falloux) ou de février 1848 (Odilon Barrot, Armand Dufaure). Enfin, une centaine de démocrates et de socialistes, les grands perdants des élections. La majorité de leurs listes, à commencer par celle du Luxembourg, est écrasée. Blanqui, F. V. Raspail* sont largement battus. Louis Blanc est élu de justesse. Le résultat est clair. Classes possédantes et paysannerie ont assuré le triomphe d’adversaires déterminés de la démocratie sociale et le succès d’adversaires de la République tout court.