Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

réalisme (suite)

Définition du réalisme

À la limite, le réalisme est un non-sens artistique, puisque toute œuvre est expression, linguistique par exemple, pour la littérature. Les théoriciens les plus exigeants du réalisme, comme Champfleury et Duranty, ont, eux-mêmes, pris grand soin de distinguer entre la réalité et l’œuvre d’art : « La reproduction de la nature par l’homme ne sera jamais une reproduction, une imitation, ce sera toujours une interprétation » (Champfleury, le Réalisme, 1857). Somme toute, le réalisme se présente comme une tentative pour exprimer la réalité, contemporaine ou historique, par opposition aux œuvres idéalistes, qui décrivent la vie comme elle devrait être, libre, heureuse, juste, où les bons réussissent et les méchants périssent, ainsi que dans le mélodrame romantique. Les œuvres réalistes préfèrent donc représenter les classes sociales les plus nombreuses et les moins favorisées, comme étant les plus typiques, et se terminent le plus souvent par des dénouements malheureux. Le réalisme est pessimiste, non parce qu’il est « en dernière analyse un désordre artistique dont la cause est assez souvent un désordre moral » (A. David-Sauvageot, le Réalisme et le naturalisme dans la littérature et dans l’art, 1889), mais parce qu’il veut faire prendre conscience aux lecteurs des injustices de la société et contribuer à y remédier. De ce point de vue, on peut, à la rigueur, distinguer trois principaux courants réalistes au xixe s. Le premier comprend des œuvres proches du reportage, qui se veulent aussi objectives que possible : ainsi celles de Champfleury et de Duranty en France ; elles demeurent secondaires dans toutes les littératures. En second lieu, ce sont des œuvres fondées sur l’esthétique hégélienne, pour laquelle le Vrai et le Beau sont des critères respectifs : ce sera la voie de Flaubert*, de Baudelaire* et, plus tard, d’Henry James* et de Proust*. Enfin, et c’est le cas le plus fréquent, sont réalistes des œuvres résolument engagées, dans quelque sens que ce soit, et dont le but est d’abord non pas artistique, mais psychologique, moral, social, politique, religieux. Dickens, Thackeray ou George Eliot, Dostoïevski, Tolstoï ou Gorki, Ibsen ou Hauptmann, Vallès* ou Zola*... ne se soucient pas de l’art pour l’art. Leurs œuvres comportent un message qui les justifient. Celui de l’Assommoir, nous dit Zola, est bien simple : « Fermez les bistrots, ouvrez les écoles. » Ce désir de réformer l’homme et la société a situé le plus souvent romans et drames réalistes dans la littérature d’opposition, et attiré les foudres des corps constitués, religieux, politiques ou académiques : témoin les procès intentés à Flaubert, à Baudelaire, à Maupassant* ou à l’éditeur anglais Henry Richard Vizetelly. Dans les manuels et la critique officielle, au xixe s., l’épithète réaliste a le plus souvent une valeur péjorative (Brunetière, David-Sauvageot, Dictionnaire de l’Académie française).


Réalisme et sciences humaines

Il n’est pas étonnant que les écrivains réalistes aient été profondément influencés au xixe s. par les naissantes sciences humaines : biologie, psychologie, sociologie, recherches historiques, là où ils n’utilisent pas leurs expériences personnelles, car l’œuvre réaliste, en profondeur, est toujours plus ou moins autobiographique. George Eliot doit beaucoup à Auguste Comte*, Gottfried Keller à Feuerbach*, Zola et Ibsen aux théoriciens de l’hérédité, Otto Ludwig ou Hauptmann aux enquêtes sur les ouvrières de leur temps. Ce goût pour les sciences humaines, essentiellement descriptives, explique sans doute pourquoi la tendance réaliste a plus influencé le roman et la scène que la poésie lyrique, encore que l’on puisse parler du réalisme de Baudelaire, de Jules Laforgue* ou de T. S. Eliot*. Bien entendu, les grands romanciers et dramaturges réalistes n’ont jamais oublié les problèmes du langage ou de la représentation théâtrale. Le 12 décembre 1857, Flaubert écrit à Mlle Leroyer de Chantepie : « Vous me dites que je fais trop attention à la forme. Hélas ! c’est comme le corps et l’âme ; la forme et l’idée, c’est tout un. » Et Henry Becque, qui se veut le Molière de son temps, s’écarte résolument du Théâtre-Libre d’Antoine.


Le réalisme dans la littérature française

Certains critiques, Pierre Martino par exemple, ont voulu voir dans le réalisme une constante de la littérature française, du Moyen Âge à nos jours ; à leurs yeux, le romantisme ne serait qu’une mode passagère, et d’ailleurs importée de l’étranger. Une telle conception ne résiste pas à l’examen, car la tendance réaliste s’est manifestée dans tous les pays et à toutes les époques. Au xixe s., on la voit se développer en Allemagne dès 1830 (mouvement dit de la Jeune-Allemagne), puis en Angleterre, en France, en Italie, en Espagne, dans les pays scandinaves, en Russie, aux États-Unis... Mais c’est en France que le réalisme trouve ses théoriciens les plus ardents et les plus influents, surtout si l’on admet que le naturalisme n’est qu’une variante du réalisme, que Zola et le groupe de Médan constituent la seconde génération réaliste.

Depuis 1826, le terme de réalisme était assez souvent utilisé par la critique littéraire et surtout la critique d’art (B. Weinberg), mais il ne connaîtra une grande diffusion que lors des querelles suscitées par les tableaux et les expositions de Gustave Courbet : l’Après-Dîner à Ornans (1849), l’Exposition de 1855. À propos de l’Après-Dîner, Champfleury, ami et admirateur de Courbet, écrit un article intitulé « le Réalisme dans l’art » (l’Ordre, 21 sept. 1850) ; l’enseigne de l’Exposition Courbet en 1855 porte en grosses lettres : le Réalisme. D’ailleurs, pour Courbet comme pour Champfleury, l’étiquette réaliste n’était pas de leur choix : « Quant au réalisme, je regarde le mot comme une des meilleures plaisanteries de l’époque [...]. Les critiques, en employant perpétuellement ce mot, nous ont fait une obligation de nous en servir » (Champfleury) ; « Le titre de réaliste m’a été imposé [...] » (Courbet, préface du catalogue de son Exposition, 1855). Peintres et écrivains préfèrent parler de « sincérité dans l’art ». Dans sa revue Réalisme (nov. 1856 - mai 1857), Duranty écrit : « Le réalisme conclut à la reproduction exacte, sincère du milieu social, de l’époque où l’on vit [...] » (nov. 1856), et, en 1867, dans la préface au catalogue de son Exposition, Manet proclame : « L’artiste ne dit pas aujourd’hui : venez voir des œuvres sans défauts, mais venez voir des œuvres sincères. »