Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rameau (Jean-Philippe) (suite)

Mais le génie harmonique de Rameau ne doit pas nous faire oublier en lui le mélodiste incomparable, le rythmicien audacieux, d’une inépuisable variété d’invention, l’orchestrateur déjà moderne, d’au moins cinquante ans en avance sur l’époque. Et tous ces aspects de son art sont, bien entendu, également tributaires d’un respect absolu des textes. Il faudrait s’étendre longuement sur sa technique orchestrale, qui va bien au-delà du mérite d’avoir, le premier (Acanthe et Céphise, 1751), introduit les clarinettes à l’Opéra. C’est toute sa pensée instrumentale qui regarde vers l’avenir : alors que ses contemporains Bach ou Händel instrumentent, il orchestre, s’écartant de la conception statique de l’obbligato baroque, qu’on tire comme un registre d’orgue, pour la remplacer par une palette infiniment souple, aux raffinements déjà impressionnistes, et par un discours d’une élégance sans pareille.


L’œuvre

Si les quelques motets pèsent de peu de poids, en dépit de la qualité exceptionnelle de l’In convertendo (Rameau n’était pas croyant, et l’émotion religieuse est l’un des rares sentiments qu’il n’ait point exprimés), si ses cantates françaises, ne se détachant pas nettement de celles des Clérambault, Boismortier ou Montéclair, ses contemporains, nous sont surtout précieuses à titre de banc d’essai préludant à ses œuvres de théâtre, sa musique de chambre instrumentale, bien que réduite en nombre, le place au tout premier rang des classiques français, à la suite de F. Couperin et aux côtés de J. M. Leclair.

Ses pièces de clavecin, au nombre d’une cinquantaine seulement, se répartissent en trois recueils (contenant au total cinq « ordres »), plus quelques pièces isolées plus tardives. On peut y suivre, en synthèse, tout le développement de notre école de clavecin, depuis le Prélude non mesuré ouvrant le recueil de 1706 jusqu’à des pièces de pleine maturité comme les Cyclopes, dont la forme annonce celle de la sonate classique et l’écriture celle du piano moderne, en passant par les nombreux rondeaux du second recueil, couperiniens par leur forme autant que par leurs titres poétiques, et la Dauphine, qui est sa dernière pièce.

L’unique recueil de musique de chambre à plusieurs instruments est celui des Pièces de clavecin en concerts (1741), qui se situe dans une brève pause créatrice au milieu des grands ouvrages de théâtre. Prévues pour deux instruments mélodiques et clavecin, ces cinq suites de trois ou quatre morceaux s’écartent audacieusement de l’écriture de la sonate en trio de l’époque, qui n’octroyait au clavier qu’un rôle subalterne de réalisation harmonique, pour annoncer l’écriture concertante du grand trio romantique, où les trois instruments sont traités sur un pied d’égalité.

Reste le théâtre, c’est-à-dire l’essentiel. Il est d’autant plus regrettable que ces œuvres soient si rarement jouées ou représentées que leur audition est pour nous infiniment plus variée que celle de n’importe quel opera seria italien, fût-il de A. Scarlatti ou de Händel. Là, alternance imperturbable d’airs da capo, statiques, et de récitatifs, pendant lesquels seulement l’action avance, rôle subalterne de l’orchestre, quasi inexistant des chœurs. Chez Rameau, au contraire, succession de morceaux concis (peu de da capo) et extrêmement variés, progression continue, jamais ralentie, de l’intrigue, intervention fréquente des chœurs, utilisation génialement moderne des ressources de l’orchestre, interpénétration subtile de récitatifs, d’ariosos et d’airs véritables, passage souple et rapide de la basse continue à l’orchestre « obligé », enfin et surtout invention rythmique d’une richesse et d’une variété sans égales. Certes, la déclamation française, de par son asymétrie, de par son absence d’accents nettement appuyés, se prête à une grande souplesse de mesure et d’agogique. Encore faut-il un Rameau pour en tirer parti, avec un génie tel que la prosodie de Pelléas semble souvent toute proche. Quant au prodigieux don « saltatoire » de Rameau, à son sens de la danse en musique, il trouve son emploi non seulement dans les opéras-ballets et actes de ballet proprement dits, mais également dans les tragédies lyriques, où, conformément aux règles établies par Lully, les cinq actes font alterner le drame et le divertissement, chacun comportant un important intermède chorégraphique, qui peut s’intégrer à l’action de manière très convaincante : ainsi de celui du troisième acte d’Hippolyte et Aricie, joyeux hommage que Thésée, brisé de douleur, doit subir malgré lui de ses sujets, et qui en acquiert ainsi une puissance tragique sous-jacente d’une ironie sinistre. Selon un préjugé encore solidement ancré, le fort de Rameau serait la symphonie ; les danses et interludes d’orchestre seraient supérieurs aux parties vocales. Une étude complète des partitions révèle qu’il n’en est rien, qu’on ne saurait juger un opéra de Rameau sur une suite d’extraits symphoniques, et que ses grandes tragédies sont des Gesamtkunstwerke au même titre que Tristan ou Parsifal, davantage même, grâce à l’apport capital de la danse. Parmi les tragédies lyriques, Hippolyte et Aricie, de par la grandeur soutenue de son sujet, demeure sans doute la plus impressionnante, la plus grandiose de prime abord, la plus puissante certes. Mais les suivantes apporteront des raffinements harmoniques et orchestraux nouveaux, d’infinies nuances élégiaques comme dans le touchant Castor et Pollux, de majestueuses scènes religieuses avec chœurs comme dans Zoroastre, cependant que, sous ses deux rédactions successives, Dardanus demeure peut-être la partition la plus débordante de musique d’un auteur qui en fut pourtant toujours prodigue. Parmi les opéras-ballets, les Indes galantes ont retrouvé à notre époque une popularité justifiée par des pages aussi exceptionnelles que l’acte des Incas (tremblement de terre), mais qu’on aimerait voir s’étendre à une partition d’égale valeur comme les Fêtes d’Hébé. Les autres opéras*-ballets (rappelons qu’il s’agit d’œuvres dont chaque acte possède une action autonome, reliée à celles de ses voisins par des prétextes fort arbitraires) sont plus inégaux, mais il n’en est aucun qui ne contienne des pages de premier ordre. Certains des actes de ballet séparés, que Rameau multiplia en fin de carrière, égalent ses œuvres de plus vaste envergure : c’est le cas, notamment, de Pygmalion et de Zéphyre. Enfin, Platée, bouffonnerie mythologique annonçant les facéties d’Offenbach, permet à Rameau de déployer une verve comique souvent corrosive, d’une méchanceté parfois voltairienne.