Ralegh (sir Walter) (suite)
L’année de l’accession au trône anglais de Jacques VI Stuart, roi d’Écosse (qui devient Jacques Ier d’Angleterre) [1603], vit Ralegh impliqué dans d’obscurs « complots », fabriqués pour discréditer à la fois l’homme et la politique de guerre à outrance et d’expansion, dont il pouvait devenir le chef de file. Condamné à mort pour haute trahison sur un témoignage insignifiant, Ralegh évita l’échafaud, mais fut enfermé à la Tour, où il resta douze ans. Ces années étoffèrent considérablement la dimension historique du personnage. Souvent détesté sous Élisabeth, il devint peu à peu le porte-parole le plus en vue de l’opposition naissante à l’absolutisme désinvolte et paresseux de Jacques Ier, en même temps que le dernier survivant des grands capitaines élisabéthains. Il multiplia les offres de service pour la Guyane et les écrits sur des questions politiques brûlantes. En 1608, pour le prince héritier Henri de Galles (qui mourut en 1612), il entreprit une Histoire du monde depuis la création dont il publia en 1614 un premier et unique volume. En orchestrant le thème des châtiments que Dieu envoie aux monarques et aux peuples, l’ouvrage dénonçait en filigrane, sous le couvert de l’histoire, les façons de gouverner du roi.
Au début de 1616, cependant, dans l’espoir de remplir les caisses du royaume, le roi laissa libérer Ralegh et l’autorisa à prendre la tête d’une nouvelle expédition en Guyane. Malgré l’ampleur des moyens réunis et l’enthousiasme qu’il souleva, ce « dernier voyage » fut un fiasco, et le Ralegh qui rentra en Angleterre au printemps de 1618 était un homme vieilli et condamné. Ni le soutien de l’opinion populaire ni une tentative de fuite en France n’évitèrent à Ralegh l’exécution capitale, avant laquelle il prononça un célèbre « dernier discours » qui le fit entrer aussitôt dans la légende.
La personnalité de Ralegh est longtemps restée une énigme, que l’étude du détail de sa carrière et de ses écrits peut seule permettre de percer. Ceux-ci comprennent une correspondance, des poèmes peu nombreux, mais très nouveaux, des écrits politiques imprégnés de la pensée de Machiavel exactement comprise, des récits d’actions de guerre et de voyages, et cette History of the World, qui fut l’un des grands livres de la génération de Cromwell et le best-seller du xviie s. anglais. Au-delà d’une carrière à la fois brillante et décevante, et d’une propension incoercible à projeter de lui-même des images calculées pour plaire, tromper, ou déplaire selon les moments, on discerne une intelligence plus celtique qu’anglaise d’une exceptionnelle qualité d’invention, une absolue liberté de démarche dans le domaine intellectuel comme dans les autres, et une pensée située au carrefour entre les idées les plus vigoureuses de la première Renaissance italienne, l’émergence du nationalisme anglais, protestant, insulaire et expansionniste, et son prolongement puritain, et les courants déistes qui commençaient à affleurer en Angleterre. La gloire de Ralegh est d’avoir semé de grandes idées d’avenir dans un pays qui se sentait menacé, pauvre en hommes et en moyens, et encore incertain de ses vocations. Son drame est d’avoir trop souvent, sur trop de thèmes et avec trop de clarté dédaigneuse ou narquoise, montré ces voies d’avenir : on lui en sut peu de gré. L’ironie de son destin est que cet aristocrate hautain, fort peu scrupuleux sur les moyens, féru d’ésotérisme et libre penseur, ait été simplifié par l’histoire jusqu’à devenir pendant trois siècles, pour des générations puritaines ou victoriennes, un héros et un modèle.
P. L.
E. Edwards, The life of Sir Walter Ralegh, with his Letters (Londres, 1868 ; 2 vol.). / D. B. Quinn, Raleigh and the British Empire (Londres, 1947 ; nouv. éd., 1962). / E. A. Strathmann, Sir Walter Ralegh, a Study in Elizabethan Scepticism (New York, 1951). / P. Lefranc, Sir Walter Ralegh écrivain, l’œuvre et les idées (A. Colin, 1968).
