Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rabelais (François) (suite)

Le prologue du Quart Livre y voit une « certaine gaieté d’esprit confite en mépris des choses fortuites », miroir d’une conscience en repos et inaccessible aux coups du sort. Devenu doctrine philosophique, le pantagruélisme suppose, comme l’écrit P. Villey, « une possession de soi, une domination de tous ses penchants qui ne peut s’obtenir qu’au prix d’une longue méditation et d’un persévérant effort ». Pantagruel, fidèle à la Vérité, condamne tout ce qui la masque ou la déforme. Après les avis des savants et des sages, dans le Tiers Livre, c’est le fou Triboulet, le dernier consulté, qui lance les pantagruélistes à la découverte de l’oracle. Mais ce voyage lui-même apportera-t-il une réponse claire aux incertitudes des compagnons ? Comment l’art de Rabelais parvient-il à concilier l’effort tenace pour connaître le vrai et le souci de divertir pour « passer temps joyeusement » ?


Le rire et le langage

On n’a pas manque d’interpréter, depuis quatre siècles, l’œuvre de Rabelais, d’en expliquer l’ambiguïté, d’en percer le secret, et cela dès 1534, lors de l’apparition du Gargantua. Et l’auteur nous invite lui-même à nous lancer dans ces interprétations tout en nous en laissant la responsabilité : « À plus haut sens interpréter ce que par adventure cuidiez dit en gaieté de cœur. » Rabelais réformateur, athée, libertin, abstracteur de quintessence ? Son roman devient le support de toutes les idéologies, mais bien souvent on n’y découvre que ce qu’on y apporte. Peut-être n’y a-t-il ni bouffonnerie, ni hermétisme, mais tout simplement thérapeutique par le rire et par le bon sens ? Il ne faudrait pas trop assombrir un conteur joyeux incomparable qui écrit « pour ce que rire est le propre de l’homme ».

Les prologues, donnant le ton de l’ouvrage, montrent déjà l’habileté avec laquelle Rabelais manie les ressources de l’art oratoire, à la manière des sermons joyeux, des boniments du jongleur ou du charlatan de foire qui mystifie son auditoire. Son vocabulaire est d’une surprenante richesse, et il multiplie avec virtuosité les jeux de mots, les galimatias, les jurons et les exclamations plaisantes que seule une lecture à haute voix peut mettre en valeur. Il excelle dans les variations litaniques par associations d’idées et assonances souvent fort complexes (le blason de Triboulet du Tiers Livre, l’anatomie de Carême-prenant). Tous ces procédés doivent beaucoup à la littérature orale du Moyen Âge : Rabelais connaît fort bien le répertoire des farces et des soties, et en particulier Pathelin. Il leur emprunte non seulement certaines formes du comique de situations pour lesquelles Panurge est passé maître (ses aventures avec la dame de Paris), mais encore le naturel du langage parlé, le sens du dialogue de théâtre, qui contrebalancent l’influence de la rhétorique cicéronienne. Il s’adresse au lecteur comme à un public, et il n’est pas surprenant que se multiplient, jusqu’à celle de Jean-Louis Barrault, les adaptations théâtrales des épisodes de son roman. Un rire qui défie la mort, qui libère de l’angoisse dans une atmosphère populaire de fête, de banquet, de jeu et de carnaval. « L’épaisseur des grands comiques, écrit André Gide, des Cervantès, Molière, Rabelais. Leur rire est générosité. » Tolérance aussi. C’est sans doute à propos d’un tel comique que se pose d’emblée le problème de l’obscurité rabelaisienne.

En effet, son roman est un étonnant répertoire de moyens d’expression, et le lecteur risque d’être submergé par cette abondance de paroles qui s’éloignent du discours rationnel. Sans doute le langage de l’humaniste apparaît-il dans la lettre de Gargantua, qui prend d’autant plus de relief qu’elle s’insère entre le catalogue des livres de Saint-Victor et le répertoire polyglotte de Panurge, qui demande à manger en quatorze langues, ou bien dans le discours de Gargantua aux vaincus. Ailleurs, le langage explose en liberté : épisode de l’écolier limousin, communication par signes entre Thaumaste et Panurge, réponse muette de Nazdecabre, jurons des gens de Picrochole, apologie des dettes, éloge paradoxal du pantagruélion, le pays de Ouir-dire, les paroles gelées, l’oracle de la Dive Bouteille. Cette primauté du langage se manifeste aussi dans la minutieuse description de Thélème et dans l’énigme en prophétie, qui donne lieu à une interprétation sérieuse de la part de Gargantua : « le décours et maintien de vérité divine », à une autre, frivole, de frère Jean : « une description du jeu de paume sous obscures paroles ». Par l’expressivité de son style, Rabelais rivalise avec la poésie ; ses héros les plus trépidants, Panurge et frère Jean, sont à l’image de l’ivresse qui établit un univers d’analogies indispensable à la création poétique et que recréent les « propos des bien ivres ». Ainsi sont dénoncés à la fois les langages qui asservissent l’homme, l’impuissance des mots pour exprimer l’intégrité d’une pensée, l’écart qui s’établit entre les mots et les choses. Ajoutons que les nombreux symboles du roman, la faim, la soif, le thème de la génération et de la fécondité qui court à travers toute l’œuvre, l’utilisation des nombres, qui sont des signes, expriment une exubérance vitale et une totale confiance en la nature humaine. Car la folie de Rabelais n’est pas, comme celle d’Érasme, une condamnation des égarements du monde ; elle est, en quelque sorte, une modalité du vrai, et c’est au moment où le conteur adopte le mode d’expression le plus étrange que l’on risque de se trouver en présence des intentions fondamentales de sa pensée. À cet égard, le mythe des paroles gelées, dans le Tiers Livre, reste évocateur : le sens des paroles profondes ne se laisse entrevoir qu’avec le temps, à force de méditation et d’expérience. Rabelais, quelles que puissent être son exubérance et sa verve, comprend, en plein tumulte, le prix de la réticence et du silence pour la recherche d’une vérité que les pantagruélistes ne connaîtront même pas au terme de leur expédition.