Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

Rabelais (François) (suite)

En matière d’éducation, ses idées sont modernes par la condamnation des méthodes scolastiques et par le désir d’une culture encyclopédique fondée sur l’étude des textes anciens, sur le développement harmonieux du corps et de l’esprit, sur l’abandon d’une discipline de contrainte, enfin sur un appel à l’expérience personnelle. Faisant suite au catalogue fastidieux de la librairie Saint-Victor, la lettre de Gargantua à Pantagruel, en exaltant l’ordre du savoir, prépare la mise en œuvre des principes de Ponocrates, auxquels l’auteur donne une forme vivante. C’est l’ivresse de la découverte d’un esprit toujours en éveil, mais cette méthode accorde encore trop de place à la mémoire, pas assez au raisonnement ; ce qui forme, en fait, une « tête bien pleine ». Parmi les influences variées d’où procède un tel programme d’éducation, il convient de souligner celle d’Érasme et de son De pueris instituendis (1529). Au vrai, le Tiers Livre et le Quart Livre prolongent les vues rabelaisiennes sur l’éducation, une éducation par l’expérience, par le voyage, par les incertitudes de l’existence, à laquelle Panurge donne son plein relief.

Touchant la politique, l’œuvre est une méditation sur le pouvoir royal ; elle exalte l’idéal du prince chrétien. Les bons rois, Grandgousier, Gargantua, Pantagruel, excellent par leur piété, leur sagesse et leur désir de paix. Avant de combattre Loupgarou, Pantagruel, « jetant ses yeux au ciel », se recommande à Dieu : « En toi seul est ma totale confiance et espoir. » Pendant la guerre picrocholine, la « concion » de Gargantua aux vaincus manifeste le rôle du bon prince face au tyran colérique Picrochole « du tout abandonné de Dieu ». Là encore apparaît la parenté spirituelle avec l’évangélisme politique d’Érasme.

Malgré les irrévérences à l’égard du sacré, qui sont souvent des thèmes familiers à la littérature médiévale, il serait vain de chercher dans l’œuvre de Rabelais une attitude proche du rationalisme ou de la libre pensée. Certes, il condamne l’abus des pratiques pieuses : pèlerinages, jeûne, culte des reliques ou des saints, pures superstitions papistes que l’on exploite au moment du danger, comme en témoigne l’épisode de la tempête du Quart Livre. De même, dans le chapitre des Papimanes, il raille ceux qui se fient trop au pouvoir temporel du pape et qui en font leur « Dieu en terre ». Pourtant, ces attaques contre les superstitions populaires sont assorties de l’affirmation d’une foi profonde fondée sur une prédilection pour le « bon apôtre saint Paul » et sur la ferveur de la vie spirituelle. Comme les évangéliques de son temps, Rabelais désire ardemment voir l’Église se réformer elle-même. La prière de Pantagruel en donne la preuve : « Je feray prescher ton saint Évangile purement, simplement et entièrement, si que les abus d’un tas de papelards et faux prophètes qui ont par constitutions humaines et inventions dépravées envenimé tout le monde, seront d’entour moi exterminés ». À Thélème, les hyprocrites, bigots, cagots et cafards sont exclus d’une abbaye qui s’ouvre largement pour donner « refuge et bastille » à ceux qui annoncent « le saint Évangile en sens agile », aux bons prêcheurs évangéliques. L’énigme des Fanfreluches antidotées, dans le Gargantua, semble promettre pour un temps futur « délicieux, plaisant, beau sans compas » la réalisation de cet espoir. « L’hésuchisme, l’évangélisme qui se refuse à être prédicant, nous paraît, écrit V. L. Saulnier, l’attitude ou la tendance fondamentale de la foi rabelaisienne. » L’amour de la vie et la confiance en la nature ne sont pas moins remarquables. Loin de mettre l’accent sur l’infirmité de la nature humaine, Rabelais lui fait une entière confiance. Cet optimisme éclate dans le mythe de Thélème : « En leur règle n’était que cette clause : Fay ce que voudras, parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire de vice. » Société idéale soumise aux règles de l’honneur, sans doute ! Mais la leçon symbolique est là : par l’éducation, par la raison, l’homme est capable d’assurer son salut, de maintenir sa dignité, de vivre en harmonie avec ses semblables dans un heureux épanouissement. Utopie pédagogique, voire utopie politique, Thélème porte le témoignage le plus évident de la sagesse rabelaisienne.

Cette sagesse est particulièrement illustrée par les principaux personnages, dont les caractères se transforment selon l’enrichissement philosophique de l’œuvre. Panurge et frère Jean gravitent autour de Pantagruel, qui reste silencieux et qui incarne la sagesse et la mesure. Pervers, rusé et facétieux, Panurge connaît tous les tours du « mauvais écolier », et il a le goût de la mystification. Au contraire, pendant la guerre contre les Dipsodes, il devient entreprenant et il témoigne d’un dévouement véritable à l’égard de Pantagruel. Voici qu’il se transforme dans le Tiers Livre en passant au premier plan du récit. Devenu riche, puisqu’il a reçu de Pantagruel la châtellenie de Salmigondin, comme frère Jean des Entommeures avait obtenu de Gargantua l’abbaye de Thélème, il est maintenant doué d’une verve intarissable. Mais il commence à se montrer couard dans l’antre de la sibylle, trait qui s’accentue au cours du Quart Livre et qui contraste avec son ancienne bravoure. C’est une figure d’une dimension particulière et d’une grande complexité, qui fait ressortir, avec celle de frère Jean, le personnage de Pantagruel. Celui-ci nous est d’abord présenté comme un joyeux compagnon qui « prend tout à plaisir ». Il gagne bientôt de l’ampleur et de la dignité pour devenir, dans le Tiers Livre, l’« idée et exemplaire de toute joyeuse perfection ». En même temps se précise la doctrine du pantagruélisme. « Être bons pantagruélistes, déclarait Pantagruel, c’est-à-dire vivre en paix, joie et santé, faisant toujours grande chère. » Le sous-titre du Gargantua, « livre plein de pantagruélisme », n’était qu’une promesse avant les définitions suivantes des prologues : « Forme spécifique et propriété individuelle, dans le Tiers Livre, moyennant laquelle jamais en mauvaise partie ne prendront chose quelconque ils connaîtront sourdre de bon, franc et loyal courage. » Pour sa part, Pantagruel « jamais ne se tourmentait, jamais ne se scandalisait... Toutes choses prenait en bonne partie ».