Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
Q

quiétisme (suite)

Mais ce qui attire Fénelon, et il faut y insister, d’autant qu’un Bossuet n’hésitera pas de se faire l’écho des plus viles calomnies, ce n’est ni Mme Guyon ni même ses écrits, c’est son expérience mystique, son témoignage personnel. Elle lui révéla un univers intérieur qui répondait à ses anxiétés, cet univers que Bossuet enfermé dans sa suffisance fut incapable même de jamais soupçonner. « Il me semble que mon âme vous en dit plus que tous les écrits », lui écrira Mme Guyon.

C’est à partir de cette mystique vécue que Fénelon forgera, tout en la marquant de son esprit propre, sa doctrine du « pur amour ». Aimer, c’est coopérer à la grâce par une adhésion aveugle ; en effet, la vision et la connaissance sont rejetées, car elles limitent l’amour. Il faut que l’âme se désapproprie, qu’elle ne soit plus objet pour elle-même, alors « elle commence à regarder Dieu plus souvent qu’elle ne se regarde et insensiblement elle tend à s’oublier pour s’occuper en Dieu par un amour sans intérêt propre... Le retranchement des retours inquiets et intéressés sur soi met l’âme dans une paix et une liberté inexplicables : c’est la simplicité. »

Cette doctrine était l’aboutissement et la synthèse de la plus pure tradition des grands mystiques, les Rhéno-Flamands de la fin du Moyen Âge et les spirituels français du début du siècle, Bérulle* surtout. Pourquoi cette spiritualité fut-elle condamnée, pourquoi suscita-t-elle une si violente querelle à l’extrême fin du Grand Siècle ? On a déjà vu les tendances antimystiques de l’époque ; à cela il faut ajouter des problèmes de personnes, qui sans doute furent décisifs. En effet, devenu directeur de conscience de Mme de Maintenon, Fénelon introduisit Mme Guyon à Saint-Cyr, où elle diffusa sa doctrine. Elle y provoqua des désordres auprès de jeunes pensionnaires quelque peu exaltées, si bien que Mme de Maintenon prit peur. Ancienne huguenote, l’épouse de Louis XIV se devait de veiller plus qu’une autre à son orthodoxie et, de plus, elle était très marquée par le rigorisme habituel à tous les néophytes. On ne peut exclure non plus une « jalousie spirituelle » envers l’inspiratrice de son directeur.


La persécution

Quoi qu’il en soit, en 1693, Mme de Maintenon manœuvra Bossuet* pour qu’il persuadât Fénelon de se détacher de sa protégée. Devant le refus de Fénelon, l’évêque de Meaux, qui fut toujours obligeant courtisan, prit parti contre Mme Guyon. Fénelon, se sentant visé à travers elle, demanda à se justifier. Ce furent les « entretiens d’Issy » (juill. 1694 - mars 1695), où la faiblesse de la position de Bossuet éclata : elle provenait de son ignorance complète de toute expérience réelle de la vie mystique. Il n’avait lu, alors, ni saint François de Sales, ni saint Jean de la Croix, ni les Rhéno-Flamands ; il se montra partial et acharné.

Après Issy et la signature des trente-quatre articles, chacun resta sur ses positions. Cette même année 1695, Fénelon avait été nommé à l’archevêché de Cambrai, exil doré qui l’éloignait de Paris. Bossuet essaya alors de discréditer Mme Guyon — qui avait accepté les articles d’Issy — dans ses mœurs, puis dans sa foi. N’y parvenant pas, il la fit arrêter et enfermer à Vincennes, mais, comme on ne trouva rien contre elle, il fallut bien la relâcher une deuxième fois (1696).

À partir de cette date, c’est Fénelon qui allait occuper le devant de la scène. Fidèle à sa vieille amie, il travailla à un grand ouvrage de justification. Bossuet de son côté fourbit ses armes, et, au début de 1697, les livres des deux hommes parurent presque simultanément. L’ouvrage de Fénelon Explication des maximes des saints sur la vie intérieure s’appuyait sur les plus solides traditions. Pour lui, la mystique est l’aboutissement normal et non exceptionnel de la vie chrétienne dans un abandon absolu à Dieu.

C’est là la grande différence entre les positions de Fénelon et de Bossuet. Pour ce dernier, la mystique n’est qu’une voie extraordinaire, et même peu souhaitable, et en aucun cas elle ne doit devenir la règle courante. Le livre de Bossuet Instruction, sur les états d’oraison parut peu convaincant ; il allait d’ailleurs contre toute la tradition. Voyant qu’il avait perdu sur le plan doctrinal contre son brillant adversaire, Bossuet songea un moment à le faire condamner par l’Assemblée du clergé de France, puis il dressa Louis XIV contre lui. Définitivement disgracié, sachant qu’il avait perdu la confiance du roi, Fénelon fit alors appel au pape.

Pendant qu’à Rome on examinait la doctrine de l’archevêque de Cambrai, à Paris Bossuet décida d’attaquer la personne même de Fénelon et publia en 1698 sa Relation sur le quiétisme, véritable pamphlet qui jetait le discrédit sur ses relations avec Mme Guyon. Beaucoup jugèrent sévèrement le procédé. Fénelon fit une réponse digne, et Bossuet n’osa répliquer.


La condamnation

À Rome, le pape Innocent XII, favorable à Fénelon, fit traîner les choses le plus longtemps possible, mais Louis XIV, poussé par Bossuet, exigea la condamnation. Le 12 mars 1699, par le bref Cum alias, Rome condamna 23 propositions des Maximes des saints. Mais Innocent XII fit tout pour montrer ses véritables sentiments. Il publia, au lieu d’une bulle, un bref (les parlements en France ne recevaient pas les brefs du pape), il n’employa jamais le terme d’hérésie, il envoya une lettre très élogieuse à Fénelon, qui s’était soumis aussitôt, et, de plus, aucun de ses autres ouvrages ne fut censuré. Le pape voulut même donner à Fénelon le chapeau de cardinal, et seule la crainte de la colère de Louis XIV l’en empêcha.

Fénelon, en ces dernières années du xviie s., se situait en plein à contre-courant de l’évolution des idées : la « raison » triomphait dans l’Église comme dans le monde. C’était la fin d’une longue lutte, commencée dès le xvie s. ; la mystique succombait sous la double attaque des libertins et des chrétiens fervents représentés par Bossuet.

Après la condamnation de Fénelon, qui pouvait oser se réclamer dans l’Église catholique de la tradition mystique ? Démunie de cette richesse, l’Église du xviiie s., ordonnée, convenable mais spirituellement exsangue, sera incapable de mobiliser ses forces profondes pour résister à la marée montante du rationalisme.

P. R.

➙ Bossuet / Fénelon / Mystique.