Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
Q

Quevedo y Villegas (Francisco de) (suite)

Il donne alors quelques poèmes à une « guirlande » collective de poésie (Las flores de poetas ilustres, 1605), tressée par Pedro de Espinosa (1578-1650). Il ose affronter l’un des plus grands poètes d’Espagne (et du monde), Luis de Góngora*, sur son propre terrain ; il l’égratigne, mais en reste blessé. Il s’amuse encore à dépeindre avec vivacité la vie de cour : Vida de la Corte y oficios entretenidos de ella (1599) ; il parodie les décrets pris par les autorités pour la salubrité des lieux publics, la réforme des modes et des mœurs : Premática que este año de 1600 se ordenó. Il engage audacieusement une correspondance érudite avec l’humaniste flamand Juste Lipse (1547-1606) : « Que vous dirai-je de mon Espagne si ce n’est en gémissant ? L’oisiveté et l’ignorance y règnent... Nos soldats et nos trésors s’épuisent chez vous ; mais, ici, c’est nous-mêmes qui nous épuisons. »

Quand la Cour s’installe à Madrid (1606), il la suit encore. Sous forme manuscrite circulent ses Songes, agressivement satiriques et qui font scandale, des poèmes du meilleur goût classique, des traductions, un essai sur la Vie et le temps de Phocylide qu’il dédie au duc d’Osuna, Pedro Téllez Girón (1579-1624). Le sort en est jeté : il s’attache à ce prince, qui était vice-roi de Sicile. Pour mieux le servir autant que pour faire peau neuve, il se convertit ; on parle même de crise spirituelle (1612-13). C’est le temps de la Doctrina moral del conocimiento propio y desengaño de las cosas, où il essaie de concilier le stoïcisme et le christianisme. Cette « conscience de soi » et ce « désabusement » semblent l’engager sur la voie du repentir : Heráclito cristiano et Lágrimas de Hieremías castellanas. De fait, Osuna l’emmène à Palerme et le choisit pour ministre et favori, c’est-à-dire l’humble serviteur chargé des basses besognes de sa politique : finances, police, intrigues, complots. Cette même année de 1613, il se rend à Nice pour susciter une révolte contre le duc de Savoie. Puis il passe à la cour de Madrid avec la mission d’acheter au plus vil prix la vice-royauté de Naples pour son maître. L’affaire réussit. Quevedo ramasse une épée de Saint-Jacques et une pension ; il se rend à Naples pour continuer sa besogne. Il est bientôt à Rome pour sonder les intentions du pape. Le duc de Savoie envoie ses spadassins pour le mettre à mort. Mais, à Madrid, il ne parvient pas à dissiper même à coups de présents la cabale contre Osuna, qui s’était montré trop ambitieux. Quand il réussissait, le mérite revenait au duc ; maintenant qu’il échoue, il est désavoué. Quevedo part en exil sur ses terres, puis à Uclés, forteresse de l’ordre des chevaliers de Saint-Jacques. Le duc, à qui il demeure fidèle, est emprisonné. En 1619, au comble de la faveur, il avait entrepris Política de Dios, gobierno de Cristo y tirania de Satanás (la Politique de Dieu). Maintenant, il consacre sa plume à la vie de Thomas de Villanueva (Vida de fray Tomás de Villanueva, 1620). Et il retourne à la satire : Cartas del caballero de la Tenaza (Lettres du chevalier à la Tenaille, 1625) ; cela lui vaut un nouvel exil. À l’avènement du roi Philippe IV (1621), il retourne à Madrid ; il fait sa cour au tout-puissant comte-duc d’Olivares et lui dédie une belle épître en vers : Epístola satírica y censoria contra las costumbres presentes de los castellanos. Car notre politicien a toujours pensé que les malheurs de l’Espagne venaient des péchés de ses habitants, de l’effondrement de la morale publique (auquel il avait contribué pour sa part) et des sinistres complots des étrangers, notamment des Français. Or, dans le même mouvement, il exalte, avec un sens précoce du nationalisme, les vertus supérieures de ses compatriotes. En 1626, on publie à Saragosse, à l’abri de la censure tatillonne du royaume de Castille, sa Politique de Dieu... dédiée au comte-duc, le Buscón (Historia de la vida del Buscón llamado don Pablos, ejemplo de Vagamundos y espejos de tacaños ; trad. fr. la Vie de l’aventurier don Pablo de Ségovie). En 1627 paraissent les Songes, augmentés en nombre, et il écrit une comédie agressive (et littérairement mauvaise), Cómo ha de ser el privado (Pour être bon ministre). Comme l’Espagne, accablée sur les champs de bataille, voulait se mettre sous la protection de Thérèse* d’Ávila et lâcher l’inefficace saint Jacques, chevalier « matamoro », tueur de Maures, selon la légende, Quevedo engage une bruyante polémique pour défendre le soldat contre la sainte. Il se mêle de tout avec une égale impertinence. Le comte-duc l’exile une fois de plus pour libérer la Cour de ce dangereux trublion. En 1629-1631, Quevedo édite et préface les œuvres poétiques du grand Luis de León (1527-1591) et du délicat Francisco de la Torre, qui, classiques et italianisantes, appartiennent à un monde révolu ; toujours flatteur, il dédie encore au comte-duc l’une des ses sanglantes satires contre la moderne poésie précieuse (« culta »), qui imitait et le plus souvent singeait celle de Góngora avec une ridicule pédanterie. À y regarder de près, c’est toute une catégorie sociale qui provoque ses fureurs, celle des robins lettrés, qui font la loi dans les salons (« Academias ») et dans les Conseils de l’État. Car le gouvernement politique et intellectuel de ce vaste royaume échappe de plus en plus aux courtisans de son espèce, ministres à tout faire comme il n’en existait plus que dans les petites cours italiennes. En 1629, il laisse publier une version moins païenne, plus orthodoxe, des Songes, écrits de jeunesse qu’il voudrait faire passer pour des enfantillages (Juguetes de la niñez). En 1630, il saisit au collet un savant économiste dans son Chitón de las taravillas et ne fait qu’étaler sa propre impudence et son ignorance. El Rómulo del marqués Virgilio Malvezzi, traduction du Romulus du marquis de Malvezzi (1632), et Marco Bruto, repris de Plutarque, commencé la même année (1632-1644), révèlent sa pensée politique la plus profonde. Il se prononce pour César contre le sénat, pour le césarisme contre les cercles où se forge l’opinion publique, contre les juristes, les économistes ou autres savants où il voit les tyrans de la république. Dans toute son œuvre, aussi bien, il appelle de ses vœux le retour à l’ordre moral, que les marchands et les lettrés ne font que corrompre. Et il ne cesse de caricaturer, défigurer, déshumaniser ces « suppôts du Diable » qui inventent et imposent des systèmes (« arbitrios ») altérant la nature des choses et mettant en échec la Providence divine. L’« establishment » se défend. Quevedo est dénoncé à l’Inquisition. Il reprend alors La cuna y la sepultura (le Berceau et la tombe), un essai ascétique qui remontait à 1612, au temps de sa prétendue conversion, et il traduit l’Introduction à la vie dévote, de saint François de Sales (ouvrage imprimé en 1634). En 1634, on le marie à une noble veuve. L’année suivante, il fait imprimer Épictète et Phocylide en vers espagnols. Cette même année, son impertinence et son agressivité provoquent enfin une levée de boucliers. Un pamphlet anonyme, El tribunal de la justa venganza, le présente au public comme « un maître enseignant l’erreur, un docteur en impudences, un licencié ès bouffonneries, un bachelier ès ordures, un professeur de vices et le modèle des diables parmi les hommes ». En 1636, sa femme se sépare de lui. Il poursuit ses attaques contre la société, et c’est encore un Songe : l’Heure de la vérité ou le Hasard devenu judicieux (La hora de todos a la fortuna con seso). Éloigné une fois de plus dans ses terres de Torre de Juan Abad (obtenues à force de chicane), il ne laisse pas de garder le contact avec la grande noblesse, de plus en plus impatiente du gouvernement d’Olivares. Car le comte-duc se montrait soucieux des intérêts de la Couronne ; et les défaites espagnoles le tenaient accablé. De retour à Madrid en 1639, on arrête Quevedo chez le duc de Medinaceli, avec le duc lui-même, et on l’envoie dans un sombre cachot au couvent de San Marcos à León. Mais Olivares, qui le haïssait, succombe enfin. Le prisonnier adresse au roi un mémoire pour demander sa liberté. Or, le roi le tient pour un être abominable ; il refuse. Personne ne vient défendre le méchant folliculaire après le triomphe de son parti : il a joué son rôle, on ne lui doit rien. On se garde bien d’instruire son affaire, où tant d’hommes en place ont trempé ; bien au contraire, on lui confisque ses papiers. Ce n’est qu’en 1643 et quand il est à bout de forces qu’il est enfin libéré. La grande noblesse lui fait apparemment bon accueil, mais il retourne à son village. En 1644, il publie son Marco Bruto et la Vida de San Pablo. Croirait-on que, à cette distance de la Cour et si près de la mort, il soit tout préoccupé de la dernière intrigue de couloir et des déviations de la nouvelle poésie ? C’étaient ses deux passions ; elles ne desserrent pas l’étreinte. En 1645, le comte-duc, son ennemi, meurt. L’Espagne, elle, se meurt depuis Rocroi (1643). « Ce n’est plus rien, écrit Quevedo, qu’un mot et une image. » Et il meurt aussi.