Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Proudhon (Pierre Joseph) (suite)

Un moment, Proudhon semble se détourner de l’action. Peut-être est-ce simplement qu’ayant besoin d’écrire pour vivre il cherche des ouvrages rentables qui ne seront pas poursuivis. Il travaille à un Cours d’économie politique, à une Biographie générale, à une Chronologie générale, à un projet d’exposition perpétuelle au palais de l’Industrie. En 1853, il publie un Manuel du spéculateur à la Bourse, où il oppose à la fédération industrielle la démocratie industrielle, association d’artisans. Il propose aussi une réforme des chemins de fer, où il réclame une baisse des tarifs et un contrôle des compagnies par l’État.


Les dernières années

Mais Proudhon est trop combatif pour se contenter de ces activités mineures.

En 1858, il lance ce qui pourrait bien être son œuvre majeure, De la justice dans la révolution et dans l’Église, un énorme ouvrage de 1 600 pages qui constitue un réquisitoire contre la religion chrétienne, à laquelle il oppose la religion du travail. Il y attaque la centralisation sous toutes ses formes (ce qui ne manquera pas de dresser ses disciples contre Marx, fédéralistes contre centralistes) et y préconise aussi, au lieu d’une spécialisation outrancière, un apprentissage polytechnique, qui, à ses yeux, permettrait d’éviter ou, tout au moins, de limiter le chômage.

L’ouvrage lui vaut de nouvelles poursuites : trois ans de prison et 4 000 francs d’amende. Pour y échapper, Proudhon fuit à Bruxelles, où la police belge le voit s’installer sans sympathie : certains le prennent en effet pour un agent bonapartiste.

En 1861 paraît la Guerre et la Paix, où, peut-être sous l’influence de Joseph de Maistre*, Proudhon célèbre la guerre comme un phénomène divin, révélation religieuse de la justice de l’idéal. Chemin faisant, il se prononce contre le traité de commerce franco-britannique de 1860 et contre l’unité italienne.

Une amnistie de décembre 1860 lui permet de rentrer en France. Proudhon le fait sans hâte (sept. 1862) et publie le Principe fédératif (1863). Jusque-là, il avait réclamé la destruction du pouvoir politique et l’organisation spontanée des forces économiques. Désormais, il n’élimine plus la politique ; il la subordonne. Il n’accepte pas que l’État absorbe toutes les forces sociales dans une unité tyrannique. Il considère que seule la pluralité des centres de production et de distribution assurera la liberté. Mais, comme un groupe, en se développant à l’excès, pourrait devenir à son tour tyrannique, le rôle du fédéralisme (où chaque associé garde plus de liberté qu’il n’en aliène) sera de maintenir l’équilibre : l’indépendance et la vitalité de chacun seront garanties par le maintien des contradictions.

Contrairement à ce qu’on a quelque fois soutenu, Proudhon ne paraît pas avoir inspiré le Manifeste des soixante, qui, en 1864, préconise des candidatures ouvrières, mais plusieurs de ses signataires semblent avoir lu Proudhon. Celui-ci entreprend, d’ailleurs, de commenter avec enthousiasme cet appel à la sécession de la plèbe. Il commence alors De la capacité politique des classes ouvrières, ouvrage qu’il ne verra pas publié. C’est son exécuteur testamentaire Gustave Chaudey (1817-1871) qui le mettra au point et l’éditera en 1865.


L’homme

Au terme de cette vie de cinquante-six ans, l’homme apparaît fort complexe : violent dans la forme, modéré dans le fond, irascible et susceptible, orgueilleux comme le sont souvent les autodidactes parvenus à un certain niveau grâce à leurs qualités réelles, persuadé que la France et le monde ne rendaient pas un hommage suffisant à son génie et, par là, se condamnaient au pire. En lui se mêlaient plus ou moins confusément, un paysan rebelle à l’arbitraire, mais favorable à l’association libre, un comptable méticuleux, un moraliste exigeant, un révolutionnaire hardi dans le domaine de la pensée, attentif à tous les mouvements spontanés des masses populaires, mais inquiet de leurs ignorances tenaces et hostile à toute libération de la femme, pour laquelle il ne voyait d’autre destin que « ménagère ou courtisane ».

Proudhon fondateur de la sociologie ? Si l’on veut, à condition de prendre garde qu’il a été précédé par Saint-Simon* et accompagné par Auguste Comte* ; certes, pour lui, il y a plus dans la société que dans la somme des individus qui la composent ; mais la société n’a de valeur que dans la mesure où elle assure la liberté de l’individu. Un des biographes de Proudhon, Maxime Leroy, a conclu à la dualité des tendances qui se disputent en lui : « On ne comprendra Proudhon que si on observe qu’il y a en lui deux êtres, un prolétaire dont la sensibilité était sincèrement prolétarienne et un bourgeois surajouté à ce prolétaire ou plutôt un artisan tout rempli, sans qu’il s’en doutât autant qu’on l’eût souhaité, de méfiance contre la classe ouvrière, contre le pouvoir, un bourgeois façonné par l’économie politique à un libéralisme à l’occasion plein de dureté. »

Allant plus loin, Daniel Halévy voit en Proudhon le porte-parole de classes intermédiaires, que l’évolution économique condamne et qui se raidissent contre la prolétarisation en marche.


Proudhonisme et propriété

On aurait tort de considérer que la fameuse phrase « La propriété, c’est le vol » exprime toute la pensée de Proudhon. Certes, celui-ci estime que la propriété, telle qu’elle est devenue dans le monde contemporain, ne peut se fonder ni sur l’occupation (ce ne serait qu’un usufruit), ni sur le travail (car le travailleur n’a pas droit au produit intégral de son travail). Pour lui, il y a spoliation : « Le capitalisme a payé les journées des ouvriers. Pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour, ce qui n’est point du tout la même chose. Car cette force immense qui résulte de l’action et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l’a point payée. Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Louqsor sur sa base, suppose-t-on qu’un seul homme en 200 jours en serait venu à bout ? Cependant, au compte du capitalisme, la somme des salaires eût été la même » (Qu’est-ce que la propriété ?).

Ce que Proudhon reproche à la propriété, c’est d’être devenue spéculative, par ce qu’il appelle le droit d’aubaine — et qui, pour lui, « prend tour à tour les noms de rente, fermage, loyer, intérêt de l’argent, bénéfice, agio, escompte, commissions, privilège, monopole, prime, cumul, sinécure, pot de vin » (Résumé de la question sociale).

N’entre-t-il pas dans cet anathème quelque chose de la véhémence avec laquelle les théologiens médiévaux condamnaient l’usure ?