Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

Proudhon (Pierre Joseph) (suite)

L’expérience lyonnaise et la rencontre avec Marx

En 1843, Proudhon s’installe à Lyon comme comptable dans une entreprise de navigation sur le Rhône et sur le Rhin que dirige un de ses anciens condisciples. De cette expérience professionnelle naîtra l’intérêt qu’il portera désormais à la comptabilité. Ce séjour lyonnais est sans doute aussi à l’origine de son adhésion aux principes du mutuellisme. N’est-ce pas dans la généralisation de la condition de chefs d’atelier comme en comporte la fabrique de la soierie lyonnaise qu’il va désormais voir une des clés du problème social et non dans une révolution violente qui suivrait une prolétarisation généralisée ?

Au cours des voyages qu’il fait à Paris, Proudhon connaît Bakounine*, Herzen* et surtout Marx*, qui déclare l’avoir « injecté d’hégélianisme » et qui voit alors en lui le seul socialiste français qui ait osé rompre totalement avec le christianisme. C’est la raison pour laquelle Marx lui offre d’être son correspondant attitré pour la France. Avec impertinence, Proudhon, qui est l’aîné de Marx et qui supporte peut-être mal de n’être considéré que comme le second, répond le 17 mai 1846 : « Je consens volontiers à devenir l’un des aboutissants de votre correspondance dont le but et l’organisation me semblent devoir être très utiles. Je ne vous promets pas pourtant de vous écrire ni beaucoup ni souvent. Mes occupations de toutes natures, jointes à une paresse naturelle, ne me permettent pas ces efforts épistolaires. Je prendrai aussi la liberté de faire quelques réserves qui me sont suggérées par divers passages de votre lettre. »

Ces réserves sont significatives. Elles portent sur deux points principaux :
1o Il ne faut pas, comme l’a fait Luther, créer un nouveau dogme, ni bâtir une nouvelle religion. Tout doit pouvoir être toujours remis en cause. « À cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association. Sinon, non » ;
2o « Nous ne devons pas poser l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale. »

L’échange de lettres avec Marx annonce la rupture, qui intervient quelques mois plus tard. Quand, en octobre 1846, Proudhon publie le Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, Marx riposte par Misère de la philosophie. En fait, ce sont deux conceptions différentes du socialisme qui s’affrontent durement.


La révolution de février 1848
Journaliste et député

Proudhon est revenu à Paris quand éclate la Révolution de février, à ses yeux prématurée parce que « personne n’en a le mot ». Il est plein de mépris pour « cette cohue d’avocats tous plus ignorants les uns que les autres ». Mais, convaincu qu’il détient la vérité, il va s’employer à la répandre d’abord par deux brochures sur la Solution du problème social (publiées les 22 et 26 mars 1848), par celle qui est intitulée Résumé de la question sociale et par ses articles dans le Représentant du peuple, journal qui paraît du 1er avril 1848 au 21 août. Le succès de ce journal doit être assez vif, car c’est à sa diffusion que Proudhon attribue son élection dans la Seine, le 5 juin, avec Louis Napoléon, Victor Hugo, Pierre Leroux.

Cependant, Proudhon ne prend aucune part à l’insurrection de juin. Sa présence à l’Assemblée constituante est marquée, le 31 juillet, par la discussion d’un texte qu’il a déposé pour préconiser un impôt d’un tiers sur tous les revenus des biens meubles et immeubles. C’est un désastre ; l’intervention de Proudhon est hachée d’interruptions ; son texte est dénoncé comme une « attaque odieuse aux principes de la morale publique et une violation de la propriété, une incitation à la délation » ; il est écarté par 693 voix contre 2 (celle d’un ancien canut et la sienne).

Proudhon n’en continue pas moins de défendre avec passion ce qui lui paraît à ce moment essentiel, la création d’une banque d’échange (dont les statuts ont été publiés dans le Représentant du peuple le 15 mai 1848) que soutiennent Bastiat et Émile de Girardin. Mais il ne parvient pas à faire prendre son projet en considération par la Commission du Luxembourg. Il s’attaque alors à Lamartine*, à Ledru-Rollin*, à Pierre Leroux, à Louis Blanc*, à Étienne Cabet. Le 26 septembre 1848, dans le bureau d’Émile de Girardin, il a une entrevue avec Louis Napoléon, pour qui il éprouve quelque sympathie Mais, lors des élections présidentielles du 10 décembre 1848, il soutient la candidature de Raspail*, présenté par les plus avancés des socialistes. Le 13 mai 1849, il est battu lors des élections à la Législative.

Entre-temps, le Peuple, qu’il a lancé le 2 septembre 1848, mais qui a été saisi pour manque de cautionnement, a fait place au Peuple, journal de la République démocratique et sociale, dont Louis Darimon (1819-1902) est rédacteur en chef. Le journal paraît jusqu’au 13 juin 1849 et est remplacé du 1er octobre 1849 au 14 mai 1850 par la Voix du peuple et du 15 juin 1850 au 13 octobre 1850 par le Peuple de 1850. Des poursuites pour délit de presse obligent Proudhon à s’exiler en Belgique (mars 1849). À son retour en France, un nouveau procès lui vaut cinq ans de prison et 6 000 francs d’amende.

Pas plus qu’il n’a participé aux journées de juin, Proudhon ne se mêle au mouvement de protestation qui secoue les faubourgs le 2 décembre 1851. Ce jour-là, le prisonnier a son jour de sortie ; il se promène dans Paris, observe, juge et, le soir, rentre sagement à Sainte-Pélagie.


Face au Prince Président

Dès le 3 décembre 1851, Proudhon écrit à Guillemin pour lui dire qu’il a conçu un grand projet : faire commanditer la Banque du peuple par Louis Napoléon. C’est alors qu’il écrit un étrange ouvrage, la Révolution sociale, démontrée par le coup d’État du 2 décembre, qui gêne ses admirateurs. Sorti de prison le 4 juin 1852, il écrit : « Louis Napoléon est de même que son oncle un dictateur révolutionnaire, mais avec cette différence que le Premier Consul venait clore la première phase de la Révolution, tandis que le président ouvre la seconde révolution sociale. » Mais il comprend vite que Louis Napoléon décline cette tâche. Alors, il se déchaîne contre le futur empereur, et, puisqu’il ne peut pas s’exprimer librement, il se libère dans ses Carnets : « Un infâme aventurier, par une illusion populaire pour présider aux destinées de la République, profite de nos discordes civiles. Il ose, le couteau sur la gorge, nous demander la tyrannie. Paris ressemble en ces moments à une femme attachée, bâillonnée et violée par un brigand » (4 déc. 1852).