Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

protestantisme (suite)

« Modestie » de l’Écriture

Précisément parce qu’il s’agit pour la foi de s’épanouir et de se transmettre dans la continuité, parce qu’il sera toujours plus important d’être attentif à son contenu qu’à ses modalités, parce qu’en un mot ce qui est décisif, ici, c’est le grand œuvre de Dieu et non tellement la réponse de l’homme, l’Écriture vient prendre une place à la fois modeste et centrale, celle des premiers témoignages rendus à l’œuvre récapitulatrice de Dieu en Christ. Dire « témoignage », c’est insister sur ce qui est témoigné et non sur ce ou celui qui témoigne : l’Écriture est affectée de cette même « insignifiance » qui est celle de tous les personnages bibliques — à l’exception d’un seul ! — dont très souvent nous ne savons que peu de choses, parce qu’ils n’ont de sens qu’en raison d’une parole qu’ils viennent communiquer, d’un signe qu’ils viennent accomplir. Cela est particulièrement typique des prophètes, qui apparaissent avec le premier mot qu’ils prononcent et disparaissent avec le dernier : les événements de leur vie n’ont d’importance que dans la mesure où ils peuvent illustrer, confirmer, incarner le message qui leur a été confié. Qui aborde l’Écriture se rend compte que sans cesse elle vise au-delà d’elle-même, que l’écrit tend à rendre compte d’un événement vers quoi il pointe sans jamais pouvoir prétendre l’enfermer, le posséder, le limiter à la lettre une fois pour toute fixée sur les tablettes et parchemins antiques, sur le papier de nos traductions modernes. Quiconque ouvre la Bible se trouve en face d’un texte qui, surtout, ne veut pas être pris pour la Parole elle-même, mais qui, au fur et à mesure qu’on le lit, dissipe les malentendus religieux et magiques. De même que Jean-Baptiste, interrogé par toutes sortes de gens prêts à faire de lui le personnage central de leur dévotion, l’Écriture désigne sans cesse l’événement qui est au-delà d’elle-même, dont elle rend compte, qui lui a donné naissance, qu’elle veut communiquer mais à quoi, jamais, elle ne s’identifie. « Je ne suis pas le Christ », disait le Baptiste, en précisant : « Il y a au milieu de vous quelqu’un que vous ne connaissez pas, qui vient après moi » (Jean, i, 26-27), et, se reprenant aussitôt : « Après moi vient un homme qui m’a précédé car il était avant moi » (Jean, i, 30). Et, l’ayant désigné comme « l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde » (Jean, i, 29 et 36), il termine son témoignage, toujours suivant le quatrième évangéliste, en se retirant devant celui vers qui il a conduit ses auditeurs : « Il faut qu’il croisse et que je diminue » (Jean, iii, 30).

Aller à l’Écriture, ce n’est pas s’y arrêter, en rester prisonnier, la réciter rituellement comme un musulman vénérant la Parole incréée de Dieu, écrite dans le Ciel et transmise à Mahomet, le Prophète, sous la forme du Coran, sans aucune intervention active de sa part. C’est au contraire être invité à la foi en Celui qu’annonce l’Écriture sans jamais le posséder. C’est être rendu attentif à un événement passé, certes, et dont il est rendu compte, mais en même temps toujours actuel et à venir : la révélation de Dieu, qui — après s’être fait connaître autrefois dans sa Parole créatrice, qui est en même temps son action intelligible, après s’être manifesté à travers toute l’histoire du peuple de l’Ancien Testament — s’est finalement communiqué de façon définitive et parfaite en son Fils. Il faut aller plus loin et ajouter, au risque d’extrapoler dangereusement (mais ce risque ne saurait être évité, si l’on ne veut pas fossiliser la révélation) : ce n’est pas seulement à la Révélation dans les étapes successives de son mûrissement et de son accomplissement dans le Christ Jésus que l’Écriture, au-delà d’elle-même, renvoie, c’est à la Parole actuellement créatrice du Dieu vivant, c’est à l’aujourd’hui de Dieu. La « modestie » de l’Écriture, c’est d’être comme la porte ouverte, la porte étroite de la foi par quoi il faut en tout temps passer pour entrer dans le courant libérateur de l’action du Dieu vivant en son Fils, le même hier, aujourd’hui et éternellement. Parce qu’elle ne prétend ni enfermer l’ineffable ni posséder Celui à qui appartient toute chose, l’Écriture est ce lieu vers quoi on ne va que pour en repartir, ayant à vivre dans l’histoire quotidienne du monde la liberté de ceux que la Parole, éternelle et sans cesse actuellement neuve a saisis.

Karl Barth rend bien compte des salutaires limites de l’Écriture lorsqu’il écrit, à propos de la théologie et du témoignage biblique qui en est le fondement : « Le philosophe chinois Laozi (Lao-tseu) a comparé les concepts humains à une roue de charrette : douze rayons, disait-il, convergent vers le moyeu ; mais là où ils se rencontrent, il n’y a qu’un trou, une place vide. Et c’est précisément ce trou qui rend la roue utilisable, car c’est par lui que passe l’axe autour de quoi tourne la roue. Que serait la roue sans ce trou ? Que dirions-nous d’un charron qui — par zèle de particulièrement bien faire — ne laisserait pas ce trou ouvert mais le comblerait ? Laozi veut dire que nos concepts ne sont pas la réalité dernière ; ils visent à nous rendre attentifs à quelque chose qui est à la fois plus important, plus grand et d’une autre nature qu’eux. Lorsque nos concepts sont authentiques et justement utilisés, ils nous conduisent à un point où ils s’arrêtent et où commence quelque chose d’autre, où devrait commencer autre chose qu’un concept... Même les concepts chrétiens sur Dieu, l’homme, le monde ont, dans la mesure même où ils sont correctement utilisés, un trou en leur milieu. C’est là qu’ils cessent ou prennent leur point de départ, suivant le point de vue auquel on se place. Quelle que soit leur complexité, ils ont en leur centre quelque chose de tout simple. Et il apparaît alors qu’ils ne sont que le doigt, montrant au-delà de la pensée et de la compréhension de l’homme, quelque chose qui est plus important, plus grand et autre qu’eux-mêmes. C’est là qu’à leur place à tous apparaît la vie, la réalité même dont tous les concepts veulent rendre compte et dont ils ne sont que le reflet et l’image... Comme le moyeu d’une roue doit avoir un trou en son milieu, ainsi tous nos mots et concepts sur Dieu et le Christ doivent-ils comporter ce trou par lequel lui-même pourra passer et nous rencontrer ; faute de quoi, toute notre œuvre est vaine... Autrement dit : y a-t-il dans notre pensée et notre discours quelque chose comme un espace libre par quoi Dieu puisse nous atteindre ? Le respect, l’humilité, la révérence en face de Dieu y sont-ils sensibles ?... Si c’est le cas, on peut parler de témoignage ! » (Komm, Schöpfer Geist, recueil non traduit de prédications, 1924.)