Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

art (suite)

• Permanente, cette production s’est généralement transmise jusqu’à nous sans trop d’éclipsés : depuis le xvie s., nous admirons le Jugement dernier de Michel-Ange sans que notre déférence se soit à un moment sensiblement atténuée. Il y a, certes, des phénomènes de modes qui privilégient, en accord avec la sensibilité de l’époque, certaines esthétiques et en dévaluent d’autres. Mais, dans les cas les plus prestigieux, la déférence est établie une fois pour toutes, et les vitraux de Chartres, l’Adoration des Mages de Léonard de Vinci ou le Don Juan de Mozart sont parvenus à constituer une sorte de répertoire avec lequel la culture s’est plu à se confondre. C’est à partir de telles considérations sur la permanence de l’œuvre d’art et sur notre intelligence de formes qui ne nous étaient pas destinées que s’est bâtie la réflexion d’André Malraux.


L’art selon Malraux : l’art est un anti-destin

La tentative de Malraux* est placée sous le signe de deux séries de préoccupations :
— il s’agit d’une part d’abolir la distinction classique de l’homme d’action (guerrier ou politique) et de l’homme de réflexion (littérateur ou essayiste), et aussi de délaisser le présent pour les « petites images » du passé — selon une expression de François Mauriac —, au moins pour un temps ;
— d’autre part, aujourd’hui que « Dieu est mort » (Nietzsche), il s’agit pour l’homme de s’expliquer avec un divin et un sacré qu’il porte en lui, et dont l’art représente une des présences concrètes les plus évidentes et essentielles.

C’est de la recherche d’un nouvel humanisme qu’il va être question. Pour Malraux, les caractéristiques de l’art (universalité, continuité, permanence) indiquent comme principale problématique posée à l’homme du xxe s. celle de la culture, en tant que possibilité de prendre conscience, à travers cette « trace » du sacré (et du divin) que représente l’œuvre d’art, de sa véritable nature d’homme : « la Culture est faite de tout ce qui permet à l’homme de maintenir, d’enrichir ou de transformer sans l’affaiblir l’image idéale de lui-même qu’il a héritée ».

Cet héritage n’est sans doute pas indépendant de l’époque et du lieu (tant de l’origine que du destinataire de l’œuvre d’art). Malraux retrouve ici, en partie, la problématique de Marx : quel est le substrat commun qui établit la « permanence » dont nous avons parlé ? Mais il s’en sépare en donnant essentiellement comme réponse : l’homme. Ce disant, le problème n’est que repoussé : « Le vrai problème n’est pas celui de la transmission des Cultures dans leur spécificité, mais de savoir comment la qualité d’humanisme qui portait chaque culture est arrivée jusqu’à nous, et ce qu’elle est devenue pour nous. » Quel est le contenu de cet humanisme ? Pour Malraux, indiscutablement, l’apprentissage de la liberté : « En face de l’esclavage pétrifié des figures d’Asie, le mouvement sans précurseurs des statues grecques est le symbole même de la liberté. Le nu grec deviendra, sans tares et sans hérédité, comme le monde grec est un monde conquis sur sa servitude, celui qu’eût créé un dieu qui n’eût pas cessé d’être un homme. »

Posée en ces termes, — l’art comme apprentissage et démonstration de la liberté de l’homme —, la réflexion sur l’art conduit à des problématiques très différentes, qu’on tentera ici de définir succinctement.

• Évolution des rapports historiques de l’homme (l’artiste) avec le sacré. Comment est-on passé de rapports de déférence (Antiquité, Moyen Âge) à des rapports de convention (l’art religieux du xviiie s.) ou à des rapports ambigus ? La représentation sensible du transcendant (la voûte baroque d’Andrea Pozzo à Sant’Ignazio, par exemple) n’est-elle pas une trahison de la notion du sacré, inséparable d’une certaine réserve de l’artiste devant le transcendant ?

• Rôle de la culture comme incitatrice et obstacle à la fois à la création. Malraux remarque que, lorsque l’étudiant, devant le tableau de maître, s’écrie « Et moi aussi je serai peintre ! », son émotion « pourrait être l’expression rageuse de toutes les vocations ». La contemplation conduit au refus de contempler plus longtemps l’œuvre d’autrui : refus de la culture, autre forme de la liberté, que représente la création : « Toute création est, à l’origine, la lutte d’une forme en puissance contre une forme imitée. » L’art est alors « ce par quoi les formes deviennent style ».

• Modifications à l’époque contemporaine de nos possibilités d’accès à l’œuvre d’art. Malraux, grand connaisseur des musées de l’Ancien et du Nouveau Monde, institutions types du xixe s., remarque que les techniques de reproduction du xxe s. (fac-similés, cinéma, disques, etc.) ont multiplié les voies d’accès d’un nombre de plus en plus important d’amateurs aux œuvres d’art de tous temps, de tous lieux, de toutes civilisations. Pouvant disposer, dans des conditions de visibilité ou d’écoute souvent meilleures que celles qu’offre l’œuvre elle-même (technique des détails ; chapiteaux, vitraux...), d’un patrimoine artistique de plus en plus étendu, l’amateur se voit évoluer au sein d’un musée imaginaire, réalité absolument inconnue de nos prédécesseurs, et qui change entièrement la relation de l’homme avec l’art, l’amenant à percevoir, au cours d’un colloque singulier avec l’œuvre d’art, le passé dont il est l’héritier. Héritage trompeur sans doute, s’il est vrai qu’« aussi atroce que soit un temps, son style n’en transmet jamais que la fleur ». Plus que jamais, c’est au moment où l’œuvre d’art dit à l’homme sa vérité d’homme qu’elle est davantage illusion, revanche de l’humanité contre le destin en tant que force de destruction.

Apprentissage de la liberté, l’art pour Malraux s’insère normalement dans les activités de toute nature qui se donnent pour propos de libérer l’homme, la politique étant au premier rang de celles-ci. Si, plus récemment, il y eut sans doute hiatus entre une ambition grandiose et une activité administrative limitée, Malraux essayiste de l’art n’est pas autre que Malraux écrivain de romans révolutionnaires.