Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Ars antiqua (suite)

Ce qui caractérise essentiellement cette première période de la polyphonie occidentale, c’est l’attribution à des figures de notes préexistantes à valeur égale — ces notes carrées utilisées par le plain-chant — de valeurs relatives selon la position qu’elles occupent, ainsi que leur organisation selon des schémas appelés modi ou modes rythmiques. Dans ces cellules, établies d’après la métrique antique — on y trouve l’équivalent du trochée, de l’iambe, du tribraque, etc. —, règne exclusivement le ternaire, qui, par référence à la Trinité, est considéré comme le symbole de la perfection. Une codification complexe permet de distinguer, malgré le nombre limité de signes, les longues des brèves dans des successions de notes ou dans des ensembles appelés ligatures. Mais ce n’est qu’à la fin du xiiie s. que le système se précisera de façon définitive.

Cette période n’est pas monolithique ; l’évolution, d’ailleurs très accusée, est due au besoin de précision de plus en plus grand ressenti du fait de la multiplication du nombre des voix.

Trois genres principaux sont pratiqués dans cette période : l’organum, le conduit et le motet. À ses débuts, l’organum est dit purum, ou libre, écrit seulement à deux voix, dont l’une, la voix inférieure, n’est autre que le chant grégorien dont les valeurs sont allongées en tenues (et qui est appelée pour cette raison teneur ou cantus firmus), et dont la seconde, appelée duplum (double) ou discantus, ou encore vox organalis, exécute au-dessus de cette teneur, chantée ou jouée sur le clavier d’un positif, de souples mélismes, dont l’exécution pose des problèmes, car la notation rythmique n’en est pas précisée. C’est le cas des œuvres composées dans les centres de Chartres, de Fleury-sur-Loire (aujourd’hui Saint-Benoît-sur-Loire), de Saint-Martial de Limoges, de Tours, de Fécamp, mais aussi à l’étranger, comme nous le prouve le manuscrit de Winchester.

Cet organum double, que pratiqua aussi Léonin, l’un des premiers grands maîtres de l’école de Notre-Dame, devient au début du xiiie s., avec Pérotin, triple et même quadruple, lorsque, au-dessus de la teneur, évoluent non plus seulement une voix, mais deux ou trois autres, ce qui contraint les compositeurs à fixer avec une précision plus grande les rythmes des diverses lignes mélodiques. Cet organum à vocalises, ou fleuri, surtout pratiqué à Paris, et dont la vague disparaîtra après le milieu du xiiie s., constitue le deuxième moment de l’Ars antiqua.

Parallèlement existe une autre forme, le conduit, œuvre de circonstance, non intégrée au culte proprement dit, et qui, ne prenant pas appui sur un texte liturgique, est donc une composition totalement originale. Écrit comme l’organum à deux, trois ou quatre voix, il semble avoir été en honneur notamment à l’école Notre-Dame de Paris.

Après 1250, l’activité des compositeurs tend à se limiter au motet, à l’origine courte section d’organum dont les voix supérieures sont pourvues de paroles différentes pour chacune. Liturgique au départ, il devient de plus en plus profane, tout en conservant comme base un fragment grégorien. Le syllabisme de rigueur dans ces œuvrettes très raffinées provoque un nouveau progrès de la notation. La brève se divise en deux ou trois semi-brèves, dans la notation dite « franconienne » des années 1260, et, plus tard, vers la fin du siècle, sur l’impulsion de Pierre de La Croix, en quatre, cinq et même jusqu’à neuf semi-brèves. Ce motet, écrit au début le plus souvent à deux voix, devient régulièrement triple à cette époque, qui constitue le troisième moment de l’Ars antiqua.

Au motet, il faut adjoindre le rondeau à trois voix, genre dans lequel s’illustre le trouvère artésien Adam* de la Halle.

Le début du xive s. marque le déclin de l’Ars antiqua, en France du moins, car. à l’étranger, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, longtemps encore, parfois même jusqu’au xve s., se perpétuera cet « art périmé » que condamneront bientôt les tenants de l’Ars nova.

B. G.

 Y. Rokseth, Polyphonies du xiiie siècle, t. IV (Strasbourg, 1939). / J. Chailley, Histoire musicale du Moyen Âge (P. U. F., 1950 ; 2e éd., 1969).

Ars nova

Expression que l’on doit au théoricien Philippe de Vitry (1291-1361), et qui sert à désigner les quelque cent années de production musicale, tant française qu’italienne, séparant les dernières œuvres de l’Ars* antiqua des débuts de la prééminence de l’école bourguignonne qui, au xve s., allait tenir le devant de la scène.


Dès la fin du xiiie s., les innovations rythmiques de Pierre de La Croix (mort après 1298) ouvrent la voie à de nouvelles hardiesses. Elles se manifestent en particulier dans le motet, qui, dans cette période de transition, est le véhicule du progrès. Premier témoignage de la manière nouvelle, le roman de Fauvel, ouvrage satirique auquel collaborent le poète musicien Jehannot de Lescurel et sans doute aussi Philippe de Vitry, présente dès 1314 des essais de notation traduisant le désir d’échapper à la dictature du ternaire et au carcan des modes rythmiques : pour passer du tempus perfectum (trois semi-brèves pour une brève) au tempus imperfectum (deux semi-brèves pour une brève), on utilise l’encre rouge ; c’est l’avènement du binaire.

À partir de 1320 environ sont écrits plusieurs traités — et parmi ceux-ci Ars nova, qui donne son nom à cette période —, dans lesquels le théoricien-compositeur Philippe de Vitry complète et codifie tout l’arsenal de signes musicaux du temps. Un système cohérent voit enfin le jour, et — initiative capitale — des signes de mesures apparaissent pour préciser le mouvement ou l’unité sur laquelle repose le mouvement. Ce sont des carrés ou des cercles, complets ou non, pourvus ou non de traits ou de points. Les figures de notes évoluent elles aussi. Les essais de graphie en rouge persisteront quelque temps encore, mais feront bientôt place aux notes partiellement ou totalement évidées, qui annoncent la notation blanche. De plus, les signes se multiplient : indications précises de pauses, mais aussi figures nouvelles de valeurs de plus en plus brèves. La minime, division de la semi-brève, apparue avec Pierre de La Croix, se subdivise elle-même en 2 ou 3 semi-minimes. Cette prolifération de valeurs brèves permet la dislocation définitive des modes rythmiques et une recherche parfois excessive de rythmes contrariés entre les voix, créant l’impression d’un usage systématique de la syncope. Grâce à la précision de la notation se généralise aussi un procédé, entrevu déjà par l’Ars antiqua, le hoquet, ou truncatio vocis, qui consiste à multiplier les silences en les décalant d’une voix à l’autre.

De la ligne mélodique, il ne reste plus que les arêtes, un jaillissement férial de points lumineux, ce qui explique l’emploi du hoquet pour clore une œuvre assez longue, comme le gloria ou le credo des messes polyphoniques.