Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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populaire (littérature) et populiste (littérature) (suite)

Le véritable fondateur du roman populaire, tel que nous le connaissons actuellement, est indiscutablement un des derniers romanciers diffusés par le colportage. François-Guillaume Ducray-Duminil (1761-1819), qui a employé de façon systématique la plupart des procédés du roman-feuilleton avant même que celui-ci n’existe. Ces procédés, il ne les a peut-être pas créés. Il les a empruntés à la fois au conte populaire, au mélodrame et au roman noir anglais, mettant ainsi au point une technique du suspense qui est souvent encore maladroite, mais qui se révèle parfaitement efficace dans certains de ses romans, qui ont connu le succès pendant plus d’un demi-siècle.

Il emploie tous les éléments de mystère et de terreur qui deviendront classiques : souterrains, coups de théâtre, déguisements, apparitions soudaines. Le personnage central ignore à peu près totalement les raisons de ses malheurs répétés jusqu’à la fin du troisième ou du quatrième volume. L’auteur ne lève que de temps en temps un coin de voile qui entoure le passé de son héros, et encore ce coin de mystère dévoilé se transforme-t-il bien souvent en quiproquo qui augmente la confusion et fait rebondir l’action. Plusieurs intrigues se mêlent dans le temps et dans l’espace, s’enchevêtrent inextricablement jusqu’au dénouement. Le suspense repose sur un certain nombre de données inconnues du héros — et du lecteur bien entendu —, données qui ne peuvent être éclaircies que par des retours en arrière fréquents, dont l’auteur use et abuse. Tout le mérite de Ducray-Duminil est, au fond, d’avoir su briser l’ordre chronologique. Les personnages annoncent aussi le roman-feuilleton : la fille innocente séduite, le séducteur scélérat, les couples séparés, le faux père, le mari brigand, la mère persécutée et séparée de son enfant par un parent qui convoite un héritage.


Les débuts du roman-feuilleton

L’apparition d’une littérature populaire de grande diffusion est liée au développement de l’industrie du papier* et de l’imprimerie* au xixe s., puis, en conséquence, de deux modes nouveaux de diffusion : les publications par livraison et le journal quotidien.

On découpe des romans en minces fascicules bon marché. Le développement de la presse à grand tirage ne fera que multiplier de façon considérable les publications par livraison. Mais c’est surtout le coup d’État porté dans la presse* par Émile de Girardin (1806-1881), en créant le premier journal relativement bon marché grâce à la publicité, qui va produire une révolution dans la confection du roman populaire.

Déjà en 1719, Robinson Crusoé avait été publié découpé en morceaux dans le London Post. Initiative sans lendemain apparemment jusqu’à ce qu’Émile de Girardin ait l’idée de publier de la même façon des romans lorsqu’il crée la Presse, qui sort en 1836 en même temps qu’un journal concurrent, le Siècle. On commence par publier des chapitres extraits d’un livre, puis un court récit en quelques feuilletons, enfin un roman complet. Ce serait Balzac* qui aurait eu l’honneur de cette première publication complète. À partir de ce moment, la Presse et le Siècle publient régulièrement des feuilletons-romans — c’est le nom qu’on leur donne alors. Les autres journaux sont obligés de s’aligner sur leur mode de publication et publient à leur tour des romans complets, C’est l’âge d’or du roman-feuilleton qui commence. Lorsque Eugène Sue (1804-1857) publie les Mystères de Paris (1842-43), assurant la fortune du Journal des débats, puis le Juif errant (1844-45) au Constitutionnel, qui décuple son tirage, on ne peut pas dire que le roman-feuilleton est déjà un genre littéraire, mais il est en train de le devenir.


Le règne du lecteur

La publication en feuilletons quotidiens a un avantage sur la publication par livraison : le public réagit immédiatement. Cela est d’autant plus important que ce public devient de plus en plus populaire. On écrit au journal pour se plaindre ou pour féliciter ; mieux, on s’abonne ou l’on se désabonne, et le tirage monte ou descend selon l’intérêt que rencontre le feuilleton. Chaque jour, il faut que l’auteur découvre un nouveau motif d’intérêt, ce qui le conduit naturellement, au lieu de chercher l’unité du récit, à multiplier les centres d’intérêt.

Le commencement est évidemment très important. Il doit être accrocheur, donc impressionnant. Puis l’auteur est amené à opérer à la manière de Schéhérazade dans les Mille et Une Nuits, laissant en suspense une curiosité qu’il ne doit pas laisser s’émousser pendant les vingt-quatre heures qui séparent un feuilleton de l’autre. Il doit non seulement soutenir, mais également réamorcer l’intérêt, ce qui aboutit à des excès évidents, car il est plus facile d’aiguiser la curiosité que de la satisfaire.

Si le feuilleton plaît, l’auteur est condamné à faire des suites. C’est ce qui arrive à Pierre Alexis Ponson du Terrail (1829-1871) avec la série des aventures de Rocambole.

Pour trouver la quantité de coups de théâtre, de cascades d’événements surprenants indispensables, le feuilletonniste peut choisir ses sujets dans l’histoire, où il trouvera une abondante moisson de crimes, de trahisons, de coups de poignard. Mais cela demande un minimum de documentation, ce qui peut devenir gênant pour des gens obligés d’écrire vite. Il reste alors une mine inépuisable : la chronique des tribunaux, celle de la cour d’assises particulièrement, où aboutissent tous les vices secrets de la société. On peut broder à l’excès sur les thèmes qu’elle offre. D’autant plus que le journal lui-même apporte la matière brute et la justification du roman. Il y a également quelques affaires retentissantes dont les héros servent de modèles à tous les romanciers : Pierre François Lacenaire (1800-1836), assassin poète, Anthelme Collet (1785-1840), escroc et mythomane, héros d’aventures en partie imaginaires, Pierre Coignard (v. 1779-1831), forçat évadé qui réussit à s’attribuer le grade de colonel, et surtout le fameux François Vidocq (1775-1857), lui aussi ancien forçat, devenu authentique chef de la police, héros picaresque, fascinant pour les contemporains, inspirateur non seulement du personnage de Vautrin et de Rocambole, mais de toute une mythologie du voleur qui se range au service du droit.