Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Platon (suite)

L’itinéraire de cette conversion paradoxale est décrit dans l’allégorie de la Caverne (la République, VII), dont la première scène, ou première étape, présente des hommes enchaînés dans une caverne, tournant le dos à un feu qui projette sur la seule paroi qu’ils puissent voir l’ombre d’objets que des porteurs font défiler devant lui (Platon en précise la nature : « statues et autres figures de pierre ou de bois, et toutes sortes d’objets fabriqués par la main de l’homme »). L’habitude, jointe au fait qu’ils n’ont (ou ne se souviennent pas d’avoir) jamais rien vu d’autre, leur fait prendre ces ombres pour la vérité elle-même. La deuxième étape, qui entreprend de briser cette première illusion, sera en conséquence douloureuse : elle décrit les souffrances qu’éprouveraient ces esclaves si quelqu’un descendait les libérer de leurs chaînes et les contraignait à tourner leur regard en direction du feu pour constater l’existence d’objets plus vrais et reconnaître qu’ils n’en voyaient encore que l’ombre. Mais l’éblouissement empêche cette reconnaissance, et il faudra, dans une troisième étape, les faire cette fois sortir de la caverne pour qu’ils commencent à accepter l’évidence de réalités d’un degré de vérité supérieur, réalités à l’image desquelles étaient fabriqués les objets qui défilaient devant le feu : les modèles des statues et des autres figures eux-mêmes. Enfin, lorsqu’ils auront été accoutumés à ces réalités, la quatrième étape les fera accéder à la contemplation directe du Soleil, qui leur permet par sa chaleur d’exister et, par sa lumière, d’être connus. Ils redescendent alors dans la caverne pour émanciper ceux qui ne les ont pas suivis, mais, éblouis cette fois par les ténèbres, leur maladresse fera d’eux l’objet de toutes les risées, voire — s’ils deviennent gênants — de sévices qui peuvent aller jusqu’à la mort. Les quatre étapes de cette allégorie décrivent quatre degrés d’être et les quatre modes de connaissance qui leur correspondent. Les deux premiers appartiennent au monde visible : ce sont d’abord les images, ou copies (eikones), auxquelles correspond la simulation ; ce sont ensuite les choses visibles elles-mêmes, qui sont le corrélat d’une sorte de foi (pistis) perceptive. Les deux derniers constituent le monde intelligible qui commence avec les mathématiques, c’est-à-dire des raisonnements discursifs (dianoia) conduits à partir d’hypothèses, tandis que l’intellection véritable (noêsis) ne suppose rien, mais rattache tout au principe (arkhê) suprême qu’est l’idée du Bien. D’un côté donc, le monde de ce qui paraît (phainomenon), images (eikones) ou idoles (eidola) ; de l’autre, le monde de ce qui est, monde des Idées (eidê), dont la propriété est d’être invisibles (aeides), c’est-à-dire pensables (noumena). Le mythe de la Caverne décrit l’itinéraire qui conduit de l’un à l’autre, « hors de ce qui devient, vers ce qui existe », itinéraire par lequel « ce qu’il y a de meilleur dans l’âme » accède à la contemplation de « ce qu’il y a de plus excellent dans la réalité ».

Accéder à la connaissance des Idées ne suscite donc pas seulement des difficultés logiques, mais d’abord des difficultés qui sont morales et/ou métaphysiques, puisqu’il faut que l’âme soit libérée non seulement de la sujétion, mais même de la médiation du monde sensible : qu’elle soit rendue à l’état qui était le sien avant que, par la naissance, elle ait dû s’incarner dans un corps. « Philosopher, dit le Phédon, c’est apprendre à mourir. » Cette libération est l’occasion de la réminiscence par laquelle l’âme retrouve les Idées dont elle s’était nourrie quand elle suivait, au lieu supracéleste, le cortège des dieux et dont la vie corporelle avait ensuite étouffé ce souvenir. Les amis de la sagesse sont donc les ennemis du corps. Le philosophe n’est pas biophile. Ou plutôt, dans ce monde renversé qu’est le platonisme, la vraie vie correspond à ce que l’opinion commune croit être la mort, c’est-à-dire l’état auquel l’âme renaît ou ressuscite chaque fois qu’elle se sépare de nouveau de son tombeau corporel. Le monde des Idées est en effet la patrie de l’âme ; entre les Idées et l’âme existe une étroite parenté : indestructibles et indivisibles, elles échappent aux sens comme au devenir.

Cette ascèse repose sur un certain nombre d’intermédiaires qui assurent le transit d’un monde à l’autre. L’amour était l’un d’eux, par lequel Socrate gagnait son entourage à la philosophie, puisque, amour charnel d’un corps au départ, il devenait amour de l’invisible beauté idéale et, par la procréation, de l’immortalité. Mais, dans le cadre plus institutionnel de l’Académie, Platon préfère lui substituer les mathématiques : elles aussi, partant de figures sensibles, aboutissent à l’intuition de « figures absolues, objets dont la vision ne doit être possible pour personne autrement que par le moyen de la pensée ». Tel est le sens de l’inscription qui figurait au fronton de l’Académie : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! », et qui signifie non pas que, pour Platon, philosopher consiste à développer, à la manière des pythagoriciens, quelque arithmologie mystérieuse, mais plus sûrement qu’avant de s’engager dans la philosophie il faut avoir d’abord libéré son âme au moyen des mathématiques. Toutefois, s’il fallait être géomètre pour entrer, il va de soi que ce n’était pas uniquement pour y faire de la géométrie.

En effet, les mathématiques, nécessaires à la science, ne lui suffisent pas : leurs principes sont des hypothèses dont elles ne peuvent répondre, pas plus qu’elles ne peuvent, par conséquent, répondre des conclusions que, par voie déductive, elles en tirent. La dialectique seule conduit à l’intellection des principes en eux-mêmes ; elle seule peut justifier entièrement ses propositions en les rattachant à ce principe suprême que Platon a nommé le Bien et que dans la caverne il a figuré par le Soleil.