Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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plain-chant (suite)

En Allemagne, où régnaient alors sur la musique d’église les Éditions Pustet de Ratisbonne, les documents médiévaux furent d’abord explorés par Peter Wagner (1865-1931) : puis ils furent microfilmés et archivés, dans un institut de Ratisbonne fondé en 1946, plus tard transféré à Erlangen, sous la direction du professeur B. Stäblein, afin de préparer l’édition critique de toutes les mélodies médiévales issues du plain-chant. Ces mélodies sont transcrites et éditées dans la collection des Monumenta monodica medii Aevi à partir de 1956. Grâce à ces deux collections et aux autres publications des sources — notamment celles qui concernent l’histoire de la théorie musicale médiévale —, l’historien peut tenter de retracer l’histoire de la diffusion et du développement interne du plain-chant depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours. Une telle analyse doit certes tenir compte des plus anciens témoins, mais aussi considérer les branches européennes plus récentes de la tradition du plain-chant à travers l’Europe, afin de déceler ce que chaque région a pu ajouter en propre au patrimoine commun. La confrontation des diverses traditions nationales entre elles permet de distinguer les pièces qui appartiennent au répertoire primitif imposé d’autorité à l’époque carolingienne et celles qui furent composées çà et là dans telle ou telle région à l’intention d’un patron de diocèse, par exemple à Toulouse en l’honneur de saint Saturnin, à Reims pour saint Rémi.

L’inventaire des sources du plain-chant permet de remonter à la fin du viiie s., si bien qu’on peut affirmer que, dès le début du règne de Charlemagne, le plain-chant était déjà substantiellement identique à celui qui se trouve consigné dans les livres liturgiques officiels de l’édition vaticane entreprise à partir de 1904. Les chants de la messe, contenus dans le graduel, et ceux de l’office, contenus dans l’antiphonaire, se transmettaient alors par voie orale : la notation musicale n’est apparue qu’un peu plus tard, vers 850, et s’est répandue partout — mais avec des diversifications graphiques particulières dans chaque région — à la fin seulement du ixe s. Il fallait alors à un chantre une dizaine d’années pour enregistrer de mémoire les quelque trois mille antiennes et répons du répertoire. Un tel record dans le domaine de la mémorisation ne prend un aspect phénoménal que dans la perspective où d’autres procédés de transmission eussent été possibles : semblables performances s’observent encore à notre époque, car en effet c’est seulement par voie orale que les mélodies de certains grands répertoires liturgiques du Moyen-Orient — le chant syrien, par exemple — ont pu parvenir jusqu’au microphone des appareils enregistreurs occidentaux...

Pour l’historien, cependant, le problème réside moins dans le mode de transmission et de diffusion que dans celui de la composition. Lorsqu’un musicien compose une sonate, il en rassemble d’abord les thèmes dans son imagination, puis il en esquisse la réalisation sur un instrument avant de la noter définitivement sur une partition. Mais comment donc, sans le secours de l’écriture, le compositeur ou plutôt les compositeurs du plain-chant ont-ils pu créer tant de mélodies sans fixer aussitôt leur essai sur le parchemin ? Comment ces nouvelles mélodies ont-elles pu se transmettre d’une manière tellement parfaite que nous ne constatons que des minimes divergences de détail entre les diverses ramifications de la tradition écrite, héritières d’un siècle de tradition orale ? Dans le plain-chant occidental, il n’y a, à l’inverse des répertoires orientaux, que peu de place pour l’improvisation sur un thème traditionnel. Les chantres médiévaux transmettent fidèlement ce qu’ils ont appris de leurs devanciers.

Pour mieux connaître la genèse de la composition du plain-chant, il faut tenir compte de trois données importantes : les antécédents ou répertoires musico-liturgiques plus anciens, le genre des pièces composées et enfin la théorie modale antique.

Le plain-chant grégorien n’est pas issu de l’imagination d’un compositeur de génie, comme le voulait la tradition médiévale, attribuant à Grégoire le Grand le chant qui porte son nom. Il est le résultat d’une refonte faite à partir d’un plain-chant plus archaïque, appelé chant vieux-romain, ou chant basilical, ainsi dénommé en raison de sa transmission par la voie de manuscrits provenant des principales basiliques romaines, Saint-Pierre, Saint-Jean-de-Latran et Santa Cecilia in Trastevere. Ce répertoire, apparenté par son style à l’archaïque plain-chant bénéventain et au non moins ancien plain-chant milanais, qui remonterait en partie à saint Ambroise († 397), a été « modernisé » au cours du viiie s. sous l’influence de l’oktoêkhos, ou système byzantin des huit tons. Cette influence est due à la présence en Italie du Sud et jusqu’à Rome de moines syriens et grecs, chassés par l’invasion arabe dans l’Empire ou par la persécution iconoclaste, et parmi lesquels furent choisis plusieurs papes du viiie s. tels Serge Ier (687-701) ou Zacharie (741-752). Le nouveau répertoire, que l’on nomme aujourd’hui grégorien, a été imposé d’autorité dans l’empire carolingien : c’est précisément à cette époque que le terme chant romain fait place à l’expression chant grégorien par référence au pape liturgiste saint Grégoire le Grand (590-604), dont se réclame le prologue de l’antiphonaire (ou livre contenant les chants de l’office) et celui du graduel (livre des chants de la messe).

Ainsi, l’expression chant grégorien ne devrait s’appliquer, en rigueur de termes, qu’aux antiennes et répons de l’office et de la messe qui furent imposés à la fin du viiie s. pour remplacer le prolixe répertoire gallican qui manquait sinon de valeur esthétique, du moins d’unité et d’homogénéité dans la contexture des offices. En fait, sous le nom de grégorien, on englobe aussi les hymnes métriques, les versus de procession et surtout les chants de l’ordinaire (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei), dont le texte ne varie pas durant l’année, mais dont la mélodie diffère suivant le degré de chaque fête. Ces mélodies de l’ordinaire, qui ont été composées sur des textes interpolés dans la trame du texte liturgique officiel, constituent pour notre époque le seul vestige des tropes qui ont connu une si grande vogue durant tout le Moyen Âge : les manuscrits ont conservé plusieurs milliers de tropes et de séquences (ou « suites » de l’Alleluia) qui ne sont guère connus que des spécialistes, car les mélodies sont restées en majeure partie inédites. Cependant, tropes et séquences donnent plutôt prise à l’étonnement qu’à l’admiration, car certaines de ces compositions ont dû trop souvent remplir un cadre tout fait, c’est-à-dire qu’elles ont dû se plier à adapter celles de l’Alleluia ou celles des répons.