Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Pirandello (Luigi) (suite)

Non contente de réduire l’œuvre entière de Pirandello à sa production théâtrale, la critique a souvent tenté de réduire l’œuvre théâtrale elle-même à son contenu prétendument philosophique, le « pirandellisme » : relativité du langage et de la raison, impossibilité de connaître autrui et de communiquer avec lui, avatars de la personnalité, « vérité de la folie », etc. La paternité théorique du pirandellisme ainsi défini revient en fait au critique napolitain Adriano Tilgher, qui, dans ses Études sur le théâtre contemporain (1923), interprète toute l’œuvre de Pirandello à la lumière d’une dialectique de la vie et de la forme.

Or, s’il est indéniable, d’une part, que le pirandellisme est partout présent dans le théâtre de Pirandello, c’est toujours à l’état soit de citation, soit de métaphore. La folie par exemple, pour prendre un des thèmes les plus rebattus du pirandellisme, loin d’inspirer à Pirandello des pièces à thèse, lui fournit tout un répertoire de paradoxes logiques et de faux-semblants à travers lesquels il met en scène l’illusionnisme qui fonde non point le langage ou la raison, mais le jeu théâtral lui-même. D’autre part, les incessantes réserves exprimées par Pirandello à l’égard de toute création scénique, nécessairement aliénée à un texte qu’elle ne peut pas ne pas trahir, attestent assez que, jusque dans son théâtre, il s’est avant tout voulu écrivain, c’est-à-dire, encore une fois, ni philosophe ni metteur en scène.

Cependant, à vouloir rendre compte de toute Pieuvre — écrite — de Pirandello, on y chercherait d’abord en vain la moindre unité : tous les genres, tous les tons, tous les styles s’y côtoient. Qu’il s’agisse de l’œuvre romanesque, tour à tour vériste (l’Exclue), comique (Chacun son tour), fantastique (Feu Mathias Pascal), autobiographico-historique — sur le mode de l’Éducation sentimentale(les Vieux et les jeunes), mélodramatique (Son Mari), cinématographique (On tourne : les débuts de Cinecitta « vus » par un stylo-caméra) et philosophique (Un, personne et cent mille) ; ou qu’il s’agisse du théâtre, oscillant du vaudeville (Cece) à sa parodie, (l’Homme, la bête et la vertu), de l’imbroglio matrimonial (la Greffe, Ou d’un seul ou d’aucun, Ève et Line, l’Amie des femmes, etc.) ou policier (Comme tu me veux, Vêtir ceux qui sont nus) à la pièce à thèse (Diane et Tuda, la Vie que je t’ai donnée), de la pochade folklorique (la Jarre, Cédrats de Sicile) au drame métaphysique (Henri IV, etc.), de la comédie bourgeoise (le Jeu des rôles, la Volupté de l’honneur, Tout pour le mieux) à l’apologue ethnologique (l’Offrande au seigneur du navire), à la fable (la Fable de l’enfant échangé) et au mythe (la Nouvelle Colonie, les Géants de la montagne), du sarcasme (le Bonnet du fou, l’Imbécile, le Brevet, Bellavita) au mysticisme (Lazare), de l’idéalisme triomphant (Passim) au scepticisme intégral (Chacun sa vérité et Passim) en passant par l’intuition de l’inconscient (On ne sait comment) ; et dans l’ordre des techniques théâtrales : du vérisme (« sicilien » ou « bourgeois »), du symbolisme et de l’expressionnisme jusqu’à l’exploitation de toutes les ressources de la fiction scénique à des fins tantôt critiques (Six Personnages en quête d’auteur, Comme ci [ou comme ça]), tantôt de pure illusion (Je rêvais [peut-être], les Géants de la montagne), tantôt même les deux à la fois (Henry IV, Ce soir, on improvise). Pour ne rien dire des nouvelles, véritable Babel d’écritures, de genres, de thèmes et de poétiques, où le meilleur avoisine le pire.

Mais, à défaut d’unité formelle, cette œuvre présente une grande cohérence structurale, due en partie à la méthode de composition que Pirandello semble avoir préférée entre toutes : l’autocitation. Bien 28 des 43 pièces de Pirandello, en effet, sont tirées de nouvelles ou d’épisodes romanesques antérieurs, voire de véritables scénarios insérés dans la trame de tel ou tel roman : Comme ci (ou comme ça), Ce soir, on improvise, la Fleur à la bouche, le Jeu des rôles, la Volupté de l’honneur, l’Imbécile, l’Homme, la bête et la vertu, Comme avant, mieux qu’avant, Chacun sa vérité, Tout pour le mieux, la Raison des autres, l’Amie des femmes, l’Étau, Méfie-toi, Giacomino !, Cédrats de Sicile, le Bonnet du fou, la Jarre, le Devoir du médecin, l’Offrande au seigneur du navire, Mais c’était pour rire, Bellavita, le Brevet, l’Autre fils, Liola, Ou d’un seul ou d’aucun, On ne sait comment, la Nouvelle Colonie, les Géants de la montagne. Si l’on remarque d’autre part que toutes les pièces qui ne redoublent pas l’œuvre narrative ont le dédoublement pour ressort dramatique, et que l’œuvre narrative est elle-même parcourue par une insistante thématique du miroir et de la gémellité, c’est l’œuvre entière de Pirandello qui se donne à lire comme un rigoureux système du double, dont la trilogie du « théâtre dans le théâtre » (Six Personnages en quête d’auteur, Comme ci [ou comme ça], Ce soir, on improvise) propose la représentation critique la plus élaborée.


Les figures du double dans l’œuvre narrative

Ces figures s’ordonnent autour de deux grands thèmes, ou pôles thématiques, l’un négatif : celui du miroir, et l’autre positif : celui de la gémellité. Le thème du miroir renvoie en effet à toute une expérience du dédoublement vécue par Pirandello tantôt comme horreur de son propre corps et perception angoissée de l’inconscient, tantôt comme aliénation au discours d’autrui (en l’occurrence, au délire paranoïaque de sa femme Antonietta) : Dialogues du grand moi et du petit moi, la Panacée, la Brouette, la Réalité du rêve, l’Ave Maria di Bobbio, In corpore vili, le Masque oublié, Stefano Giogli première et deuxième manière, le Cher Homme, la Vérité, Un, personne et cent mille. En revanche, la gémellité, et plus généralement toutes les figures de symétrie relèvent d’une stratégie concertée du double, qui est à la fois inversion de l’expérience biographique du dédoublement et recours contre elle : Néné et Nini, Tanino et Tanotto, les Deux Compères, la Petite Attaque, Rondone et Rondinella, le Petit Jardin là-haut, Ou d’un seul ou d’aucun, Sa Majesté, Deux Lits à deux, Donna Mimma, la Déveine de Pythagore, la Morte et la vivante, Et de deux !, l’Imbécile, Effets d’un rêve interrompu, etc. À cet égard, Feu Mathias Pascal constitue sans doute la « somme », à la fois thématique et structurale, des figures du double que met en jeu l’œuvre narrative de Pirandello : à l’aliénation réelle du héros dans la première partie du roman répond ensuite la liberté fictive que lui confère soudain la fausse nouvelle de sa mort (dissymétrie inscrite dans le corps du héros — il louche — et qui sera corrigée trop tard).

Les autres romans de Pirandello, ainsi du reste que ses poèmes, ont plutôt valeur de témoignage autobiographique, historique ou sociologique : sur son propre drame matrimonial (On tourne), sur la crise morale et politique des nouvelles générations siciliennes (les Vieux et les jeunes) ou sur la condition féminine en Sicile (l’Exclue).