Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Picasso (Pablo Ruiz) (suite)

Le pèlerinage aux sources

À dire vrai, on peut à peine parler d’une « époque rose », mais il est indéniable qu’à partir de 1905 Picasso se dégage de l’excès de pathétique qui imprégnait ses œuvres précédentes et que des ocres, des terres, des rouges viennent réchauffer sa palette glacée. Les saltimbanques rêveurs qu’il peint alors ne traduisent pas seulement l’amour que le peintre voue au cirque, mais un regard moins crispé porté sur la vie (une atténuation aussi de la misère de ces années montmartroises) et une modification de sa vision esthétique. Ce qui se modifie, c’est la relation entre le sujet et la peinture. Jusqu’en 1905, dirait-on, la peinture n’avait d’autre fonction que de décrire le sujet, sans exclure une déformation expressionniste, certes, mais cependant avec un grand respect des choses décrites. Désormais, ce qui tend à s’affirmer, ce sont les émois proprement matériels de la peinture : telle tache de rouge devient aussi importante que le sentiment de la mélancolie ou la tendresse maternelle. Et le dessin, en tant qu’il épouse trop servilement les émotions, tend à se simplifier. Non que Picasso songe, ni alors ni plus tard, à s’affranchir de l’expression de ces émotions : au contraire, il lui paraît qu’il sert mieux s’il les exprime au lieu de les décrire. Attaché à renforcer l’intensité de son langage pictural, il rencontrera naturellement sur sa route l’expressivité propre aux arts primitifs, soucieux d’accuser les dimensions surhumaines du sacré. Qu’il s’agisse de l’art africain ou océanien, de l’art ibérique ou de l’art roman de Catalogne (voire du Greco, que l’on redécouvre), ces divers exemples vont affermir la volonté de Picasso d’échapper à la lettre du sentiment pour en produire l’esprit. Mais, curieusement, cette transition primitiviste va le conduire à une expressivité pure, presque dégagée de la figuration.


« les Demoiselles d’Avignon »

La cure de primitivisme commence en 1906 à Gósol, au cours d’un été catalan. Elle atteint son sommet lors de la longue élaboration des Demoiselles d’Avignon (fin 1906 - automne 1907, Museum of Modern Art, New York). Ce tableau est sans doute le premier exemple d’une œuvre qui s’impose d’abord comme rupture, comme déchirure, comme dissonance, ce qui n’avait été le cas auparavant ni pour Delacroix*, ni pour Courbet*, ni pour Manet*, ni même pour Cézanne* ou Van Gogh*, lesquels manifestaient tous un certain souci d’harmonie, un certain désir de plaire et de convaincre. Aujourd’hui encore, les Demoiselles d’Avignon font figure d’irréparable affront à la bienséance picturale : le scandaleux traitement infligé aux deux visages de femmes à droite de la composition, s’il a autorisé bien après lui Bacon*, de Kooning* ou Dubuffet*, n’a jamais été égalé, sinon par Picasso lui-même ; quant à la violence faite à l’espace pictural, elle est telle que, une fois admise, elle autorise comme mineures d’autres perturbations spatiales, celles de Kandinsky*, de Mondrian* ou de Pollock* ! On doit accorder aux contempteurs de Picasso qu’avec ce tableau il a définitivement ouvert la porte à l’arbitraire, cet arbitraire qui, en dernière analyse, fonde la plus large part de l’art moderne : désormais, l’artiste s’accorde toute licence pour ce qui est de la conception de l’œuvre comme pour ce qui est de son exécution. Il n’en est pas moins singulier que ce manifeste des droits souverains de l’artiste soit fondamentalement ambigu et même qu’il désigne l’ambiguïté de toute l’œuvre ultérieure de Picasso, prise entre un puissant mouvement d’expressivité et de strictes préoccupations structurales. C’est parce qu’il s’est affranchi très vite des contraintes que Picasso s’est trouvé rencontrer le maître architecte de la peinture moderne, Cézanne, presque en même temps qu’il atteignait à la fougue primitiviste de ce qu’on a nommé sa « période nègre ». À l’issue de celle-ci, Cézanne l’entraînera à inventer le cubisme* ; mais à l’issue du cubisme, sa tendance à l’expressivité sans entraves l’amènera à jouer un rôle non négligeable dans la peinture surréaliste.


Picasso cubiste et surréaliste

Très rapidement, en effet, le cubisme de Picasso (mais aussi celui de Braque*) se désintéresse de l’objet figuré. La touche maçonnée de Cézanne, sa géométrisation de l’espace servent non pas une intégration rationnelle du sujet observé (nature morte, portrait ou paysage) au support, comme chez le maître d’Aix, mais une démarche de type purement irrationnel qui, non contente de liquider promptement le sujet, structure l’espace imaginaire du tableau. Il semble que le cubisme de Picasso s’oppose ainsi à Cézanne comme un idéalisme à un matérialisme. Mais, en 1912, Picasso fait volte-face et revient à l’objet, grâce à la technique des collages* qui réintroduit le monde extérieur dans la peinture. Les aplats du cubisme dit « synthétique » sont une nouvelle trahison de Cézanne, cette fois en faveur de Gauguin. L’expérience cubiste a achevé la dissociation, entreprise à l’« époque rose », entre la lettre et l’esprit des formes : lorsqu’il désirera de nouveau « traiter » un sujet, par exemple peindre une femme, Picasso pourra le faire désormais sans se soucier de respecter la logique des structures anatomiques de cette femme. Si l’on compte pour rien le « retour à Ingres » en 1915, la collaboration aux Ballets* russes à partir de 1917 et la période, dite « pompéienne », des pesantes matrones qui s’ensuit, il y a donc une parfaite continuité entre la peinture cubiste de Picasso et sa peinture de caractère surréaliste, qu’inaugure en 1925 la Danse (Tate Gallery, Londres) et qui se poursuit pratiquement pendant une vingtaine d’années, caractérisée par une extrême liberté prise à l’égard de la convention anatomique. Ce n’est pas un hasard si, pendant ces vingt années, le corps de la femme et son visage constituent les thèmes favoris de Picasso : en l’encourageant à prêter l’oreille à ses instincts profonds, le surréalisme* a facilité la manifestation plastique de ses appétits érotiques, où tendresse et sadisme se mêlent.