Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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piano (suite)

Musique en miettes

Alors que le ragtime (littéralement : temps déchiqueté, en lambeaux...) de la fin du xixe s. est surtout un style pianistique, correspondant à une sorte de préhistoire du jazz, les premiers orchestres de La Nouvelle-Orléans* ne comportent pas de piano, instrument incompatible avec la tradition louisianaise des défilés de rue. Mais les deux musiques participent du même mouvement : affrontement d’une culture dominante, d’origine européenne (valses, polkas, voire menuets et airs d’opéra), et d’une culture historiquement et socialement dominée ou censurée, celle des anciens esclaves (prééminence du rythme et de la percussion, traitement de la matière sonore, structures plus ou moins dérivées du schéma en appel-réponse). Si, dans le cas du ragtime, les éléments d’origine européenne, souvent « classique », sont plus facilement repérables, c’est que les premiers Noirs à avoir eu accès à la culture des colons blancs, et au piano de leurs salons, furent ces esclaves « de maison », ou mulâtres, qui, formant une classe « privilégiée » par rapport aux esclaves des champs, préfiguraient la « bourgeoisie » noire et son besoin de respectabilité au regard des critères blancs. Musique à thèmes et à rythmes multiples, syncopée, mais aussi marquée par la tradition « romantique », à la fois dansante et concertante, faisant alterner l’écrit et l’improvisé : ainsi peut-on décrire les compositions de Scott Joplin, auteur d’un très célèbre Maple Leaf Rag, mais aussi d’une symphonie et de deux opéras, d’Eubie Blake (qui, « redécouvert » en 1970, acquiert de nouveau un statut de « vedette » à quatre-vingt-dix ans !), de Tom Turpin, de James Scott, de Joseph Lamb, de Louis Chauvin, de Tony Jackson, de Zez Confrey... Mais, comme l’écrit le poète et amateur de jazz Jacques Reda, « si, aujourd’hui encore, quelques héritiers de cette tradition primitive persistent à en exploiter habilement les charmes désuets, faute d’enregistrement nous ne savons rien, en vérité, de ce qu’elle a été dans sa splendeur fin-de-siècle. Demeurent, pour les archivistes, ces rouleaux de piano mécanique au demeurant touchants, mais dont on peut supposer qu’ils ne nous restituent que les stéréotypes d’un art capable, par sa fruste fantaisie, de séduire les maîtres du symbolisme sonore. »


Le piano des pauvres

Si le « créole » Jelly Roll Morton, socialement et musicalement au carrefour de plusieurs cultures, a pu jouer un rôle de trait d’union entre ragtime et fanfares louisianaises, blues et musique orchestrale, composition écrite et improvisation (et, en ce sens, le titre de « créateur du jazz » qu’il s’attribuait n’est pas immérité), une mutation décisive s’est opérée lorsque des milliers de Noirs du Sud rural, au terme d’une migration massive, ont été prolétarisés dans les villes industrielles du nord des États-Unis. Dans les bars et les appartements de Harlem et du quartier noir de Chicago, le piano n’est plus l’instrument de virtuoses aux nostalgies semi-classiques, mais un moyen de retrouver, de développer le blues traditionnel, et de favoriser la danse en l’absence d’orchestre. D’où l’importance du travail rythmique des pianistes des années 20. Popularisé par Pinetop Smith, Meade Lux Lewis, Albert Ammons, Jimmy Yancey, Cow Cow Davenport, Pete Johnson, Montana Taylor, Cripple Clarence Lofton, Joshua Altheimer..., le boogie-woogie est d’abord un style mis au point par les pianistes pour accompagner le blues chanté. Outre le rythme puissant et inlassablement répété de la ligne de basses, le boogie est une des premières tentatives de résistance de la musique nègre aux critères esthétiques européens et, plus précisément, aux prétendus impératifs techniques du piano. Il arrive que la main droite travaille sur une note répétée avec des variations de rythme, de frappe et d’intonation. Le clavier est souvent attaqué de manière percussive. Pour pallier le manque de malléabilité sonore de l’instrument, le pianiste remplace le vibrato par le trémolo en octaves, l’inflexion par l’attaque simultanée de deux notes en rapport chromatique, procédés mélodiquement « grossiers », mais rythmiquement efficaces. De même, les règles harmoniques occidentales sont souvent ignorées plutôt que transgressées. Si, aujourd’hui, le boogie est tombé en désuétude au niveau du piano, ses conceptions rythmiques n’ont jamais cessé d’alimenter la musique de danse, d’inspiration afro-américaine, des grands orchestres swing au rock des années 50 et 60, en même temps qu’elles survivent dans le blues, qui leur a donné naissance.

Pour autant, l’acquis du ragtime n’était pas resté inexploité. C’est surtout dans le New York noir que des pianistes commencèrent de pratiquer une sorte de ragtime évolué, plus souplement articulé : le stride (littéralement : enjambée). Comme le boogie, le stride est avant tout une façon de souligner l’élément rythmique, temps forts marqués par une note dans les basses et temps faibles, par un accord dans le médium. Si James P. Johnson, Fats Waller, Willie Smith, « The Lion », Joe Turner et Earl Hines furent les plus intéressants représentants de cette tendance, on en retrouve encore des traces dans le travail de Count Basie, de Duke Ellington, d’Erroll Garner, d’Oscar Peterson et d’autres grands du piano, pour qui cette technique valorise le balancement rythmique.


La virtuosité en question

Si, pour des raisons d’encombrement et de transport, le piano n’avait pu faire partie des orchestres louisianais qui défilaient dans les rues, la multiplication des orchestres travaillant pour les danseurs — et aussi des pianistes de boogie et de stride — allait favoriser, pendant les années 20, l’intégration de cet instrument à des ensembles d’importance numérique très diverse. Au sein de la section « rythmique » et dans la mesure où l’écriture et les arrangements deviennent plus complexes, le piano aura surtout une fonction de signalisation et de soutien harmonique. Linéaire et peu spectaculaire aux oreilles des nostalgiques de la « virtuosité » de tradition européenne, le style d’Earl Hines, marqué par le travail des instruments à vent, apparaît comme une contestation décisive de la stabilité rythmique et mélodique, alors qu’un Fats Waller, à la même époque, respecte et souligne cette stabilité. La présence aux côtés du pianiste (et, plus tard, le souvenir de cette présence) d’un guitariste, d’un contrebassiste et d’un batteur permettra, en tout cas, de libérer peu à peu la main gauche, qui, jusqu’alors, était condamnée à répéter des formules rythmiques. En trio, en quartette ou en grand orchestre, Teddy Wilson, Count Basie et la plupart des pianistes apparus après eux pourront produire de la main droite des lignes plus sinueuses ou contrastées et, à tous niveaux, plus complexes, tandis que le travail de la gauche indique des préoccupations harmoniques moins conventionnelles. Lieu de convergence de ces multiples lignes de force, le style d’Art Tatum apparaît comme l’acmé de la contradiction initiale et, en même temps, comme un sommet de virtuosité dans l’histoire pianistique du jazz. Dans la mesure où il semble réaliser une synthèse remarquable de la musique nègre (blues, swing, improvisation) et d’un certain planisme de tradition européenne (vélocité, arpèges, citations d’œuvres « classiques »...), il réconcilie du même coup le public du jazz et les « mélomanes » occidentaux. « [...] modèle idéal de la perfection technique et de la pure sensibilité musicale : solitaire et décourageant l’imitation, à ce titre il exercera sur l’ensemble de ses successeurs une influence diffuse, et l’exemple de ses audaces ne desservira pas ceux qui, vers 1945, vont chercher à travers plus de liberté les règles d’un langage nouveau » (J. Reda). Plus concis, économique, moins ébouriffant et surtout moins inimitable, Teddy Wilson, presque au même moment, sera à l’origine sinon d’une école, du moins d’une aire stylistique qui ne cessera de s’élargir dans plusieurs directions, du côté des pianistes « traditionnels » (Billy Kyle), des spécialistes des ballades (Nat King Cole) et aussi jusqu’aux frontières du be-bop (v. orchestre).