Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Philippe IV le Bel (suite)

Le 7 septembre 1303, les conjurés assaillirent le palais d’Anagni, brandissant une bannière fleurdelisée, soutenus par la population. Le pape, imperturbable sous les menaces et les injures, refusa d’abdiquer et même de quitter le trône pontifical ; contrairement à la légende, il ne fut pas frappé, mais Sciarra Colonna pensa à le tuer. Ce prisonnier, inébranlable, devenait embarrassant quand un brusque revirement de la population le délivra. Le danger grandit alors pour le roi de France, car la chrétienté, jusque-là réservée, pouvait prendre parti non pas pour Boniface VIII, mais pour la papauté, pour l’Église, comme le fit Dante (le Purgatoire, xx, 86-93). Mais tout réussissait à Philippe le Bel : Boniface VIII, brisé par l’émotion, mourut à Rome le 11 octobre 1303. Son successeur, Benoît XI, timide et conciliant, n’eut que le temps, avant de mourir (7 juill. 1304), d’annuler toutes les condamnations prononcées contre le roi ; dans son pardon, il n’avait pas inclus Nogaret, qui l’aurait alors fait prisonnier. Le célèbre « attentat » eut pour conséquence immédiate l’installation de la papauté en Avignon (1309) et, pour conséquence profonde, la fin des aspirations pontificales à la suprématie temporelle.

L’ordre du Temple n’observait plus dans sa rigueur la règle « brève et dure » dictée par saint Bernard ; on lui reprochait de n’avoir pas sauvé Saint-Jean-d’Acre, dernier lambeau de Terre sainte, tombé aux mains des infidèles en 1291. Mais tous les clabaudages que l’accusation s’appliqua à transformer en crimes n’auraient pas reçu la moindre attention si les chevaliers n’avaient pas été les banquiers du roi et si leurs caisses n’avaient disposé d’énormes liquidités en un temps de basses eaux pour le Trésor royal. À la Pentecôte de 1307, à Poitiers, le roi flanqué de Nogaret exposa ses griefs à Clément V en présence du grand maître de l’ordre, Jacques de Molay : le pape, perplexe, chercha à gagner du temps. Philippe le Bel alors nomma Guillaume de Nogaret à la chancellerie : le 13 octobre, il ordonna l’arrestation des chevaliers, plaça leurs biens sous séquestre et remit l’instruction de l’affaire aux inquisiteurs dominicains. On eut recours aux plus affreuses tortures, et les accusés avouèrent ; mais un mot d’Aimery de Villiers-le-Duc fait mesurer la valeur de ces aveux : « Si l’on voulait, j’avouerais que j’ai tué Dieu ! » Les enquêtes sans violences auxquelles on procéda en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en Provence ne révélèrent aucun crime capital. Et, en France, on sentit se dessiner un mouvement de sympathie tandis que le pape osait évoquer le procès devant lui. Le roi intervint brutalement : il réunit les états à Tours, le 11 mai 1308, reçut l’appui sans réserves des villes et, dans une nouvelle entrevue à Poitiers, exerça une telle pression sur Clément V qu’il céda. Au procès contre l’ordre (Nogaret y assistait, irrégulièrement), Jacques de Molay, illiteratus et pauper miles, présenta une défense honnête, mais faible ; les avocats de 546 chevaliers démolirent l’accusation (7 avr. 1310). Le procès contre les personnes, pour fait d’hérésie, fut présidé par l’archevêque de Sens, frère d’Enguerrand de Marigny : après quelques audiences hâtives, on brûla, le 12 mai 1310, 54 chevaliers, déclarés relaps. Pour parfaire la terreur, Nogaret exigea un procès en hérésie contre Boniface VIII. Clément V se résigna : au concile de Vienne (oct. 1311 - mai 1312), en échange de l’absolution du pape défunt, il accorda celle de Nogaret et de Sciarra, puis il supprima l’ordre du Temple par la bulle Vox in excelso du 3 avril 1312. Philippe le Bel s’empara de la plus grande partie de ses biens. Quant aux dignitaires, Jacques de Molay et Geoffroi de Charnai, ils furent condamnés, le 18 mars 1314, au « mur » à perpétuité. La véhémente protestation qu’ils élevèrent les fit déclarer relaps et livrer aux flammes le soir même.

Mutations monétaires

Au début du règne, la monnaie en circulation était : ajaune, l’agnel d’or ; bblanche, le gros tournoi, l’obole, ou demi-gros, la maille, ou tiers de gros ; cnoire, monnaie de billon. Ces pièces étaient frappées dans les ateliers du roi (et de quelques grands vassaux) avec un bénéfice de 2,5 p. 100, considéré comme légitime et raisonnable. Cette monnaie réelle ne portait toutefois aucune indication chiffrée de valeur ; dans les transactions, on s’exprimait en monnaie de compte, en livres de vingt sous. Le rapport entre la monnaie sonnante et la monnaie imaginaire dépendait du roi ; depuis Saint Louis, l’agnel valait douze sous et demi, le gros un sou. Pour régler, par exemple, une dette d’une livre, on versait un agnel, sept gros et une obole — ou encore vingt gros. C’était un système bimétalliste, l’or et l’argent ayant également valeur libératoire ; l’autorité royale fixait le rapport entre la valeur de l’or et celle de l’argent, mais sa tâche était là moins facile, car ce rapport dépendait aussi des cours de l’offre et de la demande sur le marché des métaux précieux. La pénurie chronique de ces métaux rendait lente et aléatoire une augmentation appréciable de la masse monétaire ; comme on n’avait pas imaginé l’émission de monnaie scripturale, les financiers du roi, poussés par les besoins grandissants de la trésorerie, étaient en proie à une double tentation : ou bien diminuer le titre des monnaies en taillant une plus grande quantité de pièces dans le même lingot, c’est-à-dire dévaluer la monnaie ; ou bien modifier le rapport légal, décider par exemple que le gros vaudrait dorénavant deux sous et l’agnel vingt-cinq sous pour doubler leur valeur libératoire. Certaines monnaies seigneuriales avaient subi déjà ce genre de traitement, et les financiers de la Couronne n’avaient pas manqué d’en noter les avantages immédiats. Aussi, malgré l’opposition de certains, dont Mgr Mouche, décida-t-on une première et forte dévaluation en avril 1295 ; en même temps, la valeur en monnaie de compte des nouvelles pièces était sensiblement augmentée. On multiplia les règlements : réquisition partielle de la vaisselle d’or et d’argent, mis en sommeil des ateliers monétaires des vassaux, fermeture des frontières (des officines étrangères drainaient les pièces de titre élevé, les jetaient au creuset et renvoyaient le métal fin en France pour réaliser le même bénéfice que le roi). Le Trésor fit certainement de gros profits, mais on avait déchaîné l’inflation, avec son cortège de ruines, de souffrances et d’émeutes. L’inflation galopante ne sévit pas vraiment, mais les prix triplèrent et, en juin 1306, pour calmer une opinion surexcitée, on décida de revenir aux alois et aux valeurs d’avant 1295 ; mais cette déflation brutale ruina cette fois les débiteurs et provoqua de nouveaux soulèvements populaires : en janvier 1307, le roi fut assiégé pendant quelques heures au Temple. Alors, en 1313, on recommença à dévaluer, et le désordre devint tel que, à la mort du roi, on avait renoncé à frapper de la monnaie blanche. Dans la clameur publique, Philippe le Bel n’était plus que « le roi faux-monnayeur » ; Dante le désigne ainsi, sans prendre la peine de le nommer (le Paradis, xix, 119). La flétrissure a traversé les siècles. Notons toutefois qu’elle a été épargnée aux premiers Valois, à Jean le Bon notamment, qui n’ont pas agi autrement.