Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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personnalisme (suite)

Le personnalisme est donc moins une philosophie qu’une inspiration. C’est jusqu’à elle qu’il faut savoir remonter. Cette inspiration, c’est que l’homme est possible, qu’il faut l’aider à se développer et à s’épanouir, (cf. le Personnalisme comme anti-idéologie, de Jean Lacroix). En ce sens, toute doctrine personnaliste prône l’engagement. Mounier a moins proposé une philosophie nouvelle qu’il n’a transformé des thèmes plus ou moins traditionnels en éléments de culture et de civilisation : peser sur l’histoire par un certain type de pensée combattante. En face de la crise des années 30, il a diagnostiqué une situation révolutionnaire. C’est depuis lors qu’on peut parler d’un mouvement personnaliste, en France comme à l’étranger, y compris dans les pays de l’Est et du tiers monde. Son rôle, disait Mounier, est d’orienter la révolution nécessaire, d’insérer dans une matière humaine réfractaire les exigences spirituelles et charnelles de la personne. Cette révolution aujourd’hui veut être totale : le personnalisme doit s’incarner dans la philosophie certes, mais aussi dans le droit, dans la morale, dans la vie sociale, politique et économique, dans la religion même. La « belle âme » hégélienne c’est l’esprit sans le monde, comme le cynique voudrait être le monde sans l’esprit. La personne au contraire est perpétuellement tendue entre un mouvement d’intériorité où elle se reprend et un mouvement d’extériorité où elle se donne. Ce qui ne peut se faire sans référence à un absolu. C’est en effet l’absolu qui permet à l’engagement de se reprendre et de se recréer sans cesse : il est ce qui maintient l’ouverture. La relation à l’absolu préserve la situation de dialogue. Aussi Mounier n’a-t-il plus parlé de la personne engagée, mais engagée-dégagée, c’est-à-dire toujours libre à l’intérieur de son engagement même. Le personnalisme c’est la liberté créatrice en acte. Aussi faut-il distinguer deux sens du mot révolution. Il y a la révolution permanente de la personne elle-même, qui se crée perpétuellement au contact des autres personnes et avec elles : c’est une conversion continue. Il y a aussi les révolutions institutionnelles, qui ne doivent éclater qu’à certaines époques, lorsque la vie personnelle est en danger, afin de la rétablir et de la promouvoir. Nous vivons l’une de ces époques, et l’inspiration personnaliste exige désormais une mutation radicale, le renversement du « désordre établi ». Mais cette mutation reste subordonnée au bien de toutes les personnes.

Si l’on envisageait le personnalisme comme une pure philosophie, il risquerait de sombrer dans le vague et l’électisme. Mounier l’a souvent répété, qui se servait de l’adjectif personnaliste pour désigner toute doctrine, toute civilisation affirmant le primat de la personne humaine sur les nécessités matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son développement et ne voulait employer le nom personnalisme qu’au pluriel. L’inspiration personnaliste est l’intention radicale de l’humanité. Cette intention aujourd’hui cherche à promouvoir l’amour plus que le droit. C’est que l’homme contemporain a surtout besoin d’aimer. L’acte d’amour est la plus forte certitude de l’homme, le cogito existentiel irréfutable : j’aime, donc l’être est, et la vie vaut la peine d’être vécue. Il y a un lien étroit entre les préoccupations personnalistes et les préoccupations existentielles. Mounier distinguait une tangente existentialiste du personnalisme (qu’approchent Nicolas Berdiaev, Paul Louis Landsberg, P. Ricœur*, Maurice Nédoncelle), une tangente marxiste souvent concourante à la première, et une tangente plus classique dans la tradition réflexive française (Pierre Lachièze-Rey, Jean Nabert, René Le Senne, Gabriel Madinier, Jean Lacroix). Pour ces derniers, la réflexion totale porte sur l’existence intégrale. De toute façon, c’est par la présence que se caractérise le personnaliste. Nous avons moins besoin aujourd’hui de connaître des objets et d’agir sur eux que de reconnaître des présences. Le drame actuel, c’est l’impuissance des hommes à s’atteindre véritablement : l’amour ne demande qu’à sourdre de la réalité des présences. Ce qui ne veut pas dire que la personne ne peut rester seule, mais qu’il faut savoir distinguer, voire opposer isolement et solitude. Chez l’être isolé, la société reste présente, mais comme ressentiment. C’est une plaie incurable, qui accroît sans cesse la souffrance, parce qu’elle écarte et refuse absolument ce que cependant l’on désire par-dessus tout. L’isolement c’est la séparation, la véritable peine du dam. La solitude, au contraire, est plénitude, communion. « La solitude de l’artiste, disait José Bergamín, n’est pas celle d’une île, mais celle de la mer » — de la mer toujours recommencée. La solitude est une modalité du rapport à l’autre, non sa suppression : dans le cœur d’une carmélite ou d’un ermite bat le cœur de l’humanité entière ou ils ne sont pas à leur place.

Ce que le mouvement personnaliste a surtout voulu promouvoir c’est un nouveau style de vie, auquel le monde moderne aspire de plus en plus : Mounier l’appelait la vie en poésie. C’est un idéal de vie harmonieuse, dans un subtil accord du charnel et du spirituel. Cet accord n’est pas donné, il faut le créer. « La vie poétique est une transfiguration active du monde et de soi-même » (Traité du caractère, 1948, p. 403). L’inspiration personnaliste est celle de l’épanouissement total de chaque personne et de toutes les personnes : elle a pour but d’ordonner la personne à sa fin véritable, de substituer l’ordre au désordre dans la pensée et l’existence théoriques et pratiques. C’est elle qu’on retrouve dans cette économie humaine, cette économie de tout l’homme et de tous les hommes que propose l’un des meilleurs économistes français, François Perroux*. Elle vise moins une philosophie particulière qu’un effort généralisé d’éducation : il faut se mettre en quête de nouvelles formes de rencontre des hommes et, pour cela, réaliser les modes de vie et de pensée qui les faciliteront.

J. L.