Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

Pascal (Blaise) (suite)

« Disproportion de l’homme »

« Athéisme marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement. » La seule angoisse pascalienne est de constater au cœur de son siècle le triomphe d’un rationalisme conquérant, qui, confiant en les certitudes de la science et en ses progrès, crée peu à peu un monde vide de Dieu. Le libertin ne croit plus au système clos et rassurant de la pensée médiévale ; il rejette un univers où Dieu avait imprimé sa marque et se contente de la tranquille assurance que l’homme saura résoudre tous les mystères. Ce sont cette torpeur orgueilleuse et cette présomptueuse sûreté que Pascal juge intolérables. Le premier mouvement de l’Apologie va être de vouloir ébranler la trompeuse quiétude des incroyants, de désorienter ce libertin qui se passe de divin et oublie le scandale de la Croix. Pascal prend d’autant plus à cœur son dessein que peut-être s’attaque-t-il à une part de l’homme qu’il a été ; l’efficacité de son discours, de sa pédagogie sera d’autant plus assurée qu’il engage le combat avec un adversaire qu’il a connu comme étant un moment lui-même.

Ainsi il s’applique à jeter le trouble chez son interlocuteur en lui montrant le vertige de la création, l’infirmité de l’être égaré par les puissances trompeuses, ballotté entre deux infinis, tandis que la raison se trouve impuissante. L’homme, ce « néant à l’égard de l’infini », n’est « que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres », en proie à l’« inconstance », à l’« ennui », à l’« inquiétude ». Pascal engage le libertin dans la voie des remises en cause et de l’angoisse, le force à penser que ses certitudes ne sont qu’illusions, l’arrache à sa « négligence », qui lui « inspire une nonchalance de salut ». Souveraine prise de conscience d’un désarroi fondamental qui doit acculer l’incroyant non pas au désespoir, mais à une recherche. Parvenu à ce point où l’univers vacille, où rien n’est stable ni sûr, où tout est un reflet du néant, Pascal détourne le libertin de la tentative de la détresse : la contradiction humaine est telle que l’homme est également infiniment grand. « La grandeur de l’homme est si visible, qu’elle se tire même de sa misère. »


« C’est le cœur qui sent Dieu. »

Écartelé entre le sentiment de son néant, de sa finitude et celui de sa grandeur, l’être doit parier, parier pour Dieu. Si, en fait, il s’agit d’un artifice tactique — car comment parier si l’on n’a pas déjà choisi ? —, Pascal presse son interlocuteur de s’abêtir. « Qui s’accoutume à la foi, la croit [...]. Nous sommes automates autant qu’esprit [...]. Les preuves ne convainquent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. » Cette discipline par la machine enlèvera l’assentiment de la raison. Une fois tombées les dernières résistances intellectuelles grâce à l’expérience vécue des gestes de la religion, l’homme passera du plan de l’intelligence à un autre ordre, l’ordre du cœur, qui entraînera l’adhésion à Dieu et fera « dire non scio, mais credo ». Cette découverte de la transcendance par le rieur, autant que par l’amour, garantit la réalité de l’existence de celui qu’on aura cherché, puisque « nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève », tout comme « nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ». « Dieu sensible au cœur », voilà l’ultime conviction qui apportera au libertin converti la joie de celui qui sait et la promesse de l’éternité.

Cette joie pascalienne contrebalance ce que l’Apologie peut présenter d’austère. Après avoir jeté dans l’angoisse l’incroyant trop sûr de lui et de sa raison, et cela sans jamais placer le débat sur un terrain moral, sans qu’interviennent jamais les critères chrétiens de la faute, Pascal l’amène insensiblement vers la paix et la félicité. La rigueur démonstrative de ce « chrétien géomètre », suivant le mot de Péguy, est si forte qu’elle rejette dans l’ombre l’image d’un Pascal angoissé et prisonnier du gouffre qu’il ouvre sous les pas de celui qu’il veut amener à lui. La rectitude de sa démarche, l’ardeur de son éloquence suffisent à prouver sa santé spirituelle. Et ce n’est pas un des moindres caractères de son génie que d’avoir su, comme au jeu de paume, mieux placer la balle qu’un autre, de telle façon « qu’il n’y ait rien de trop et rien ne manque ».

Les éditions des « Pensées »

À la mort de Pascal, ses proches rassemblèrent les grands feuillets, tantôt intacts, tantôt découpés, griffonnés, raturés et enfilés en plusieurs liasses, qui constituaient ses brouillons. Leur premier soin « fut de les faire copier tels qu’ils étaient et dans la même confusion qu’on les avait trouvés » (Étienne Périer). C’est la Première Copie (Bibliothèque nationale, fonds français manuscrit 92 03), suivie à la même époque d’une Seconde Copie (B. N., f. fr. 12 449), effectuée sans doute d’après la première et qui diffère par quelques interversions de ses cahiers. En 1711, le chanoine Louis Périer confectionna un recueil avec les originaux des Pensées, qu’il colla sur de grandes feuilles blanches. C’est le Recueil original (B. N., f. fr. 92 02).

Dès 1670, un comité présidé par le duc de Roannez avait fait paraître, d’après la Première Copie, l’édition de Port-Royal, où, comme l’écrit Étienne Périer, « l’on a pris seulement parmi ce grand nombre de pensées celles qui ont paru les plus claires et les plus achevées [...] et on les a mises dans quelque sorte d’ordre ». Après cette date, les meilleures éditions sont celles de Condorcet (1776), de l’abbé Bossut (1779), de Prosper Faugère (1844), d’Ernest Havet (1852), d’Auguste Molinier (1877), de G. Michaut (1896), de Léon Brunschvicg (1897), de Jacques Chevalier (1925), de Zacharie Tourneur (1938 et 1942), de Louis Lafuma (1948 et 1952).

L’éditeur moderne des Pensées a le choix entre plusieurs possibilités :
— soit disposer les textes suivant un ordre logique (Port-Royal, Condorcet, Bossut, Brunschvicg) ;
— soit suivre une méthode subjective en tentant de reconstruire par l’intérieur l’ouvrage qu’on pense que Pascal aurait voulu écrire (Faugère, Chevalier) ;
— soit donner les textes dans l’état où on les a trouvés, c’est-à-dire avec le début de classement de Pascal, en considérant que la copie constitue un témoignage plus ancien et plus vrai que le manuscrit autographe pour autant qu’elle conserve un classement qui est certainement de Pascal (Tourneur, P.-L. Couchoud, Lafuma).

A. M.-B.

➙ Jansénisme.