Ortega y Gasset (José) (suite)
Dès lors, on conçoit que Leibniz ait préoccupé Ortega. Raison et relation signifient l’une et l’autre mesure ; mais, tandis que la raison leibnizienne règne heureusement et a priori sur le monde, la raison ortéguienne à tout instant corrige, relève, élève au-dessus de soi l’homme et la chose. Leibniz est optimiste au départ, Ortega met sa foi dans l’héroïsme. Il faut partir de ce qui est corrompu pour en avoir « raison ». La culture n’est pas mauvaise en soi. Œuvre d’art et d’artifice, elle émane des puissances vitales, les sert sans les asservir, les ordonne pour qu’elles s’épanouissent.
Ici se greffe la doctrine esthétique de l’écrivain. Comme Johan Huizinga (1872-1945), Ortega distingue entre l’homo faber, l’homo sapiens et l’homo ludens. Toute création durable, tout enrichissement du patrimoine des hommes se fait dans le respect des règles de l’art, des conventions du jeu que l’individu-artiste choisit. Les civilisations qui se sont succédé dans l’histoire ne sont que des parties menées jusqu’au bout, jusqu’à l’épuisement de leurs virtualités, dans le respect des prémisses (croyances) adoptées et dans l’acceptation collective d’un langage, logos, logique systématique qui est propre à chacune d’elles. Ortega en donne un exemple dans son fameux essai, moins paradoxal qu’il ne semble à première vue, l’Origine sportive de l’État.
Aussi bien, c’est en pleine lumière que le philosophe veut jouer sa partie. Il fuit le vocabulaire technique, inutile, des pédants. C’est un fait : l’Espagne célèbre en Ortega l’un de ses meilleurs écrivains, au style limpide, à la phrase cohérente et qui recourt à la rhétorique honnête de la persuasion sans chercher à en imposer par le mystère, à s’en faire accroire.
C. V. A.
J. Ferrater Mora, Ortega y Gasset, an Outline of his Philosophy (Londres, 1956). / A. Guy, les Philosophes espagnols d’hier et d’aujourd’hui (Privat, Toulouse, 1956) ; Ortega y Gasset (Seghers, 1969). / C. Cascalès, l’Humanisme d’Ortega y Gasset (P. U. F., 1957). / J. P. Borel, Raison et vie chez Ortega y Gasset (la Baconnière, Neuchâtel, 1959). / J. Marías Aguilero, La escuela de Madrid (Buenos Aires, 1959).