génie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin genius et ingenium, de gigno, « engendrer » et, par extension, « produire, causer », au sens physique et moral.


La définition du génie pourrait être reprise de Dubos : « On appelle génie l'aptitude qu'un homme a reçue de la nature pour faire bien et facilement certaines choses que les autres ne sauraient faire que très mal, même en prenant beaucoup de peine »(1). Résumant en apparence l'opinion commune, cette définition se situe en fait à la charnière entre la conception ancienne et la conception moderne.
L'origine latine – genius : divinité présidant à la naissance ; ingenium : caractère donné à la naissance – oppose un pouvoir spontané, naturel, à une compétence acquise. C'est l'abréviation genium qui semble avoir engendré le mot français génie, qui s'introduit dans la langue allemande autour de 1750 et y est d'abord traité comme un néologisme. La fusion de genius et d'ingenium vient cependant avant tout du tournant qui se produit dans la pensée anglaise du xviiie s., lorsqu'« avoir du génie » est remplacé par « être un génie ». Le concept est désormais associé à un pouvoir du sujet. Dans le même temps se produisent, d'une part, la rupture avec l'imitation et, d'autre part, l'émancipation du génie par rapport à la conception antique et prémoderne de l'ingenium.

Esthétique, Philosophie Cognitive

Don, aptitude ou faculté (trois termes qui ne s'équivalent nullement et dont la différence fait toute l'histoire du concept) de concevoir et / ou de réaliser des choses grandioses.

La rhétorique antique distinguait entre studium et ingenium(2), mais par ce dernier elle entendait l'inventio. Dans le rationalisme du xviie s., notamment chez Descartes (Regulae ad directionem ingenii), ingenium désigne l'« entendement ».

Wolff a toutefois, comme du reste Leibniz, ouvert une perspective nouvelle : de même que la métaphysique n'est pas la science du réel mais la science de tout le possible, la mimésis ne doit pas être comprise en art au sens d'une plate imitation ; l'artiste invente des mondes possibles, bien que Dieu ne les ait pas retenus – des « fictions hétérocosmiques » (figmenta heterocosmica)(3). L'artiste, comme la nature, produit des représentations sensibles(4).

Kant semble ne pas dire autre chose à propos du génie qui crée « comme la nature » et de l'art qui est un « analogon de la nature ». Pourtant, le point de vue à partir duquel est fondée l'expérience esthétique n'a plus rien à voir avec la métaphysique leibniziano-wolffienne, dans laquelle le monde (réel ou possible) reste la référence. L'esthétique devient avant tout une expérience subjective. Pour Kant, le génie est un talent « totalement opposé à l'esprit d'imitation », qui se caractérise au premier chef par son originalité (§ 46). L'origine des règles est à chercher dans le génie, mais, comme celui-ci tient son talent incommunicable de la nature (§ 47), il ne peut y avoir de contradiction entre l'art du génie et la nature. Le génie est exemplaire ; ses règles peuvent et doivent servir aux autres. Quant aux facultés de l'esprit qui constituent le génie (§ 49), il s'agit d'un « heureux rapport qu'aucune science ne peut enseigner et qu'aucun labeur ne permet d'acquérir » entre l'imagination et l'entendement.

Les théories anglaises du génie (Addison(5), Hogarth(6), Warton(7), E. Young, W. Duff, A. Gerard, etc.) jouèrent un rôle décisif dans la transformation de sa conception au xviiie s., et influencèrent considérablement le Sturm und Drang allemand.

En revanche, contrairement aux idées reçues, le xixe s. et le romantisme ne sont pas l'apogée du génie. Hegel a, implacablement, fait le bilan du culte du génie. Il n'y voit qu'une manifestation de la subjectivité exacerbée, comparable à la belle âme. Le destin romantique du génie est à ses yeux illustré notamment par « l'ironie divine et géniale » de F. Schlegel.

La théorie schopenhauerienne du génie est à la fois une exacerbation et une brutale remise en question de la souveraineté du sujet génial, qui a pour conséquence le désenchantement du génie et inaugure l'intérêt pour les liens entre le génie et la folie. Opposant avec insistance le génie à « l'homme normal », Schopenhauer en arrive à une psychopathologie de la génialité et souligne notamment, en référence à Bichat, la similitude entre le génie et l'enfance(8). Cette conception constitue incontestablement un tournant, représenté notamment par Lombroso, qui voit dans la créativité géniale l'exutoire d'une forme dégénérative de psychose(9). À côté des innombrables études pathographiques(10) vont ensuite se multiplier aussi les études sur le génie comme phénomène social.

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Du Bos, C., Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris, 1719.
  • 2 ↑ Entre autres : Horace, De arte poetica, pp. 409 sq.
  • 3 ↑ Baumgarten, A., Méditations, § LII ; et Aesthetica, § 584 sq.
  • 4 ↑ Baumgarten, A., Aesthetica, § 108-111.
  • 5 ↑ Addison, Spectator, n° 160, 1711.
  • 6 ↑ Hogarth, Analyse de la beauté, 1753.
  • 7 ↑ Warton, Essai sur le génie et les écrits de Pope, 1756.
  • 8 ↑ Schopenhauer, A., Die Welt als Wille und Vorstellung, suppl. livre III, chap. xxxi : « Vom Genie », in Sämtliche Werke, éd. Löhneysen, Francfort, Insel 1968, t. ii, pp. 484-514.
  • 9 ↑ Lombroso, C., Genio e follia, Turin, 1882.
  • 10 ↑ Cf., entre autres, Jaspers, K., « Strindberg und Van Gogh. Versuch einer pathographischen Analyse unter vergleichender Heranziehung von Swedenborg und Hölderlin », in Arbeiten angewandter Psychiatrie, 5, 1922.

→ esthétique, folie, imagination, invention

Esthétique

Mutation de sens au xviiie s. ; réduction d'emploi proposée par Kant et d'avance critiquée par Diderot.

Dispositions innées et acquises qui élèvent celui qui les possède au-dessus des autres hommes et se signalent par des comportements, des entreprises ou des œuvres tranchant sur le commun.

Dans l'Antiquité, le génie qualifie la divinité qui engendre un individu et le protège, et, en un second temps, le talent à cultiver ou la force à développer sous sa protection. La réflexion se développe alors selon les deux axes de l'inventio et de la furor : pouvoir de synthèse et de trouvaille dans les arts libéraux, les arts mécaniques et les sciences, d'un côté ; et, de l'autre, inspiration, délire, enthousiasme, mais aussi manie.

Au xviie s., l'ingenium est rapproché d'acumen, qui signifie « ce qui perce, au sens physique et moral », autrement dit la finesse et la pénétration. Matteo Peregrini et Baltasar Gracián y voient le pouvoir humain le plus haut dans des domaines aussi différents que la poésie, la philosophie ou la politique. Et le chevalier de Méré place l'« esprit » au-dessus de la raison.

Un pas décisif est franchi au xviiie s., quand les « grands artisans » et les « illustres auteurs » ne sont plus seulement crédités de génie, mais baptisés de ce nom. Ainsi sera rendue possible à l'âge romantique la transformation du génie en idéal, supplantant ceux du saint, du chevalier, du cortigiano ou de l'honnête homme.

Contre Du Bos, qui tente de réduire le génie à une heureuse conformation du sang et du cerveau, et Helvétius, qui voit en lui une simple combinatoire, fruit du hasard et de l'éducation, Diderot excipe de l'expérience vécue pour souligner l'« impulsion tyrannique du génie » et montrer son appartenance à la « nature plastique universelle », selon Shaftesbury(1). C'est dans cet horizon que kant définit le génie comme « la disposition innée de l'esprit (ingenium) par laquelle la nature confère ses règles à l'art »(2). Étant donné que le génie ne saurait « indiquer scientifiquement comment il réalise son œuvre », Kant estime « ridicule » de le confondre avec le savant(3). Or, si l'art constitue sans doute le domaine d'élection du génie, l'erreur ne consiste-t-elle pas à limiter a priori son champ d'exercice ? Diderot, en tout cas, se plaisait à souligner les « extravagances » des grands physiciens expérimentaux et des grands philosophes.

Quelle que soit la valorisation dont la notion a été l'objet, d'un point de vue critique, la question se pose néanmoins de savoir s'il ne vaut pas mieux tenter de cerner le sublime d'actes, d'œuvres ou de segments d'œuvres déterminés, plutôt que de recourir trop vite à une causalité géniale, dont l'obscurité, rançon du prix, prête à des manœuvres souvent peu convaincantes et suspectes.

Baldine Saint Girons

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Shaftesbury (Cooper A. A., comte de), Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times (1711), L. E. Klein, Cambridge U. P., Cambridge, 1999.
  • 2 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 46, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1968, p. 138.
  • 3 ↑ Ibid. § 47, p. 141.
  • Voir aussi : Diekmann, H., « Diderot's conception of genius », in Journal of the History of Ideas, 1941.
  • Matoré, G., et Greimas, A. J., « La naissance du génie au xviiie s. », in le Français moderne, octobre 1957.

→ artiste, création, sublime, talent