fondement

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin fundamentum, « fondation ».


La réflexion sur la connaissance a longtemps eu pour ambition de garantir les énoncés scientifiques par le recours à des instances infaillibles (Dieu, l'intuition intellectuelle, la conscience pure, etc.). La pensée contemporaine a dû cependant s'acheminer vers une conception plus souple et instrumentale de la notion de fondement.

Philosophie Générale

Ce qui sert de base à une chose ou à la connaissance qu'on en prend.

Le fondement procède d'une métaphore architecturale, qui conduit à considérer la structure de ce qu'il fonde du point de vue d'une organisation spatiale (par opposition avec le principe qui vise cette structure d'un point de vue métaphoriquement temporel). Ce rôle se dédouble, selon que l'on considère le fondement comme ce par quoi une chose peut se tenir dans l'être, ou comme ce sur quoi on peut bâtir une connaissance ou un jugement.

Dans le premier cas, le fondement de l'être désigne ce sur quoi reposent ultimement les choses. Fondement n'est pas fonds : on a bien affaire à un socle et pas à une source. De ce point de vue, la question métaphysique du fondement est celle de la substance : ainsi sur la substance aristotélicienne(1) les accidents peuvent « se tenir », de même que chez Descartes les qualités secondes que saisit la perception trouvent leur consistance dans la substance étendue appréhendée par l'entendement(2). La considération du fondement sert alors à distinguer la chose même de sa superficie contingente : la chose est en ce sens un fondement, que l'on rencontre enfin après avoir traversé les apparences. Mais ces « supports » eux-mêmes peuvent exiger leur propre fondation, et la recherche d'un fondement non fondé devient alors un exercice transitif aussi infini que la quête d'une première cause non causée ou d'un premier principe non principié.

Dans le second cas, le fondement de la connaissance désigne ce sur quoi l'on peut s'appuyer pour commencer à penser ; fonder est en ce sens un geste constant de la philosophie, et un grand nombre d'œuvres philosophiques ne se présentent précisément que comme des fondements. Contrairement au principe, le fondement une fois la fondation opérée ne persiste pas dans le fondé comme sa règle ; en revanche, il se présente comme une raison, qui donne dans la base la direction dans laquelle poursuivre l'édifice (ainsi le cogito fonde l'enquête de Descartes et lui fournit le critère de l'évidence comme expérience gnoséologiquement solide, à partir de laquelle on peut s'élever dans l'ordre des connaissances(3)). Alors la raison elle-même se laisse appréhender comme un approfondissement.

Ces deux pistes différentes sont en réalité convergentes, dans la mesure où ce qui est métaphysiquement fondé est aussi ce qui peut à son tour servir de fondement à une construction de la pensée : « toute prédication véritable a quelque fondement dans la nature des choses »(4). Ainsi l'architecture du réel est analogue à l'architecture de la pensée, toutes deux se rejoignant dans un usage commun de la métaphore architecturale (on pense à la « cathédrale » logique de la Somme théologique de saint Thomas(5), où à la présence chez Kant d'une architectonique qui assimile l'organisation de la connaissance à l'étagement d'un bâtiment). Mais cette convergence recouvre également l'attitude commune à la fondation métaphysique et au fondement gnoséologique : toute quête et toute mise en œuvre du fondement reposent sur la certitude qu'un tel fondement existe, et que le propre de l'être et de la raison est précisément de reposer sur quelque chose.

Laurent Gerbier

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Métaphysique, A, 1, tr. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986, pp. 245-247.
  • 2 ↑ Descartes, R., Méditations métaphysiques, Méditation IIe, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 23 sq.
  • 3 ↑ Descartes, R., Discours de la méthode, IV, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. VI, p. 33.
  • 4 ↑ Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, art. VIII, Vrin, Paris, 1988, p. 43.
  • 5 ↑ Panofsky, E., Architecture gothique et pensée scolastique (1948), tr. P. Bourdieu, Minuit, Paris, 1992.

→ archétype, cause, hypostase, origine, principe, raison

Philosophie Contemporaine, Ontologie

À la fois l'étantité de l'étant et l'être comme tel qui doit se penser comme fond abyssal (Abgrund). [En allemand : Grund.]

Alors que la métaphysique en quête de l'étantité de l'étant fonde l'étant sur l'étant pour remonter vers un étant suprême, Heidegger s'interroge sur l'essence du fondement et remet en question l'hégémonie du principe de raison. Du fait de sa facticité et de sa transcendance qui le pousse a dépasser l'étant vers l'être, le Dasein en tant que nul et jeté fonde sans fond, sans se référer à un étant-subsistant. La liberté est ainsi origine de toute fondation. Il convient alors de ramener le fond au Dasein en sa liberté, puis de rattacher le fond à l'être en son retrait essentiel. Interroger l'essence du fondement, c'est poser la question de l'être comme fond selon une démarche qui ne se contente pas de perpétuer la classique interrogation sur les premiers principes. Le fondement n'est plus un premier principe parmi d'autres, mais le fondement premier lui-même sans fond. Il s'agit donc de penser l'être comme fondement sans fond ou fondement abyssal, l'être n'étant sans fond que parce qu'il est le fondement dans une démarche qui n'a rien de fondateur et ne décide jamais que le fondement sans fond est ceci ou cela. Au caractère abyssal de l'être comme fond correspond le caractère abyssal de la liberté-pour-fonder du Dasein. La question de l'être est celle d'un fond abyssal, de sorte que Seyn = Abgrund (être = abîme). On peut alors déconstruire l'hégémonie du principe de raison telle qu'elle s'impose dans la métaphysique, notamment avec Leibniz, préfigurant l'ère de la technique. Dans une telle perspective l'être est ce dont raison peut être rendue et la raison est ce qui peut être rendu comme étant. L'être de l'étant est donc inféodé à la raison tout comme la raison l'est à l'étant, la gestion de l'étant ne dépendant plus que de lui-même. Ce qui est ainsi voulu n'est pas la réalisation d'une fin, mais le vouloir lui-même, la volonté de puissance nietzschéenne achevant l'onto-théologie leibnizienne qui, pour expliquer l'étant, assujettit l'être à la raison divine et, partant de l'étant, revient à lui, de sorte qu'il soit fondé sur lui-même. La métaphysique éclipse ainsi le savoir du retrait de l'être au bénéfice d'une science totalisant les présentations de l'être rabattu sur un fondement ontique. Au fil du temps, la tradition dit de moins en moins le dérobement de l'être et le fond abyssal au bénéfice de leur capture culminant en une absolue possession. Si le dévoilement de l'être de l'étant implique un retrait essentiel de l'être comme tel, la pensée de l'être doit envisager le fond comme fond abyssal, se laissant penser comme un jeu, à l'instar de ce jeu dont parle Héraclite pour qui la dispensation de l'être est le jeu d'un enfant qui joue parce qu'il joue.

Jean-Marie Vaysse

Notes bibliographiques

  • Heidegger, M., De l'être-essentiel d'un fondement ou raison (Vom Wesen des Grundes, 1957), tr. H. Corbin (1968), in Questions I et II, Gallimard, Paris, 1990.
  • Heidegger, M., Le principe de raison (Der Satz vom Grund, 1976), tr. A. Préau (1962), Gallimard, Paris, 1983.

→ Dasein, dispositif, être, retrait

Philosophie des Sciences

Ensemble des principes, objets, facultés ou phénomènes qui garantissent en dernière instance la validité des énoncés scientifiques.

En mathématiques, l'ambition de trouver une garantie absolue de validité connut une grave crise au début du xxe s., après que Russell eut mis au jour des paradoxes dans la logique fregéenne qui prétendait fonder les mathématiques(1). Trois types de recherches fondationnelles « métamathématiques » émergèrent alors(2) : le logicisme autour de Russell ; le formalisme autour de Hilbert ; et l'intuitionnisme, préfiguré par Poincaré et Borel, et défini par Brouwer.

Mais, dès 1931, le second théorème d'incomplétude de Gödel(3) ruina l'espoir formaliste de prouver la non-contradiction des systèmes formels (au moins aussi riches que l'arithmétique) au moyen des seules ressources propres à ces systèmes. L'intuitionnisme, de son côté, ne s'imposa que très partiellement. Et le logicisme de Russell, tel qu'il apparaît dans sa théorie des types ramifiés, ne fut généralement pas jugé entièrement satisfaisant, à cause de l'aspect arbitraire qu'y prenait l'introduction de certains axiomes (comme les axiomes de choix et de l'infini), et à cause de la complexité de sa mise en œuvre effective.

Les mathématiques reposent, depuis, sur des axiomatiques choisies avec précaution, mais sans garantie ultime. La quête de fondements derniers dépend désormais d'arguments non plus strictement métamathématiques, mais aussi philosophiques(4) (platonisme de Gödel, psychologisme de Quine, voire nominalisme si l'on renonce à l'idée même de fondement). La logique connaît la même situation.

Dans les sciences de la nature, des fondements absolus furent cherchés soit dans des principes a priori (métaphysiques, transcendantaux ou mathématiques), soit dans la perception, ou base empirique. Mais des principes a priori ne peuvent être acceptés que s'ils s'articulent correctement avec le donné empirique. Or, cette base empirique elle-même n'est pas univoque, ainsi que l'ont montré les critiques de l'empirisme logique. C'est pourquoi, aujourd'hui, les tentatives de fondement ont tendance à laisser place à des justifications plus relatives ou instrumentales. Si, dans ce cadre, la plupart des épistémologues maintiennent l'exigence d'une axiomatique(5) et d'une certaine caution empirique, d'autres ont tiré une leçon encore plus radicale des échecs du fondationalisme, tel Feyerabend, qui défendait rien de moins qu'une « connaissance sans fondements »(6).

Alexis Bienvenu

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Russell, B., Principles of Mathematics, 1903.
  • 2 ↑ Cavaillès, J., Méthode axiomatique et formalisme (1937), Hermann, Paris, 1981.
  • 3 ↑ Van Heijenoort, J. (dir.), Front Frege to Gödel. A Source Book in Mathematical Logic, 1879-1931, Harvard University Press, Harvard, 1967.
  • 4 ↑ Wang, H., From Mathematics to Philosophy, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1974.
  • 5 ↑ Bunge, M., Foundations of Physics, Springer-Verlag, New York, 1967.
  • 6 ↑ Feyerabend, K. P., Une connaissance sans fondements (1961), trad. E. Malolo Dissakè, Dianoïa, 1999.

→ axiomatique, constructivisme, formalisme, intuitionnisme, logicisme, platonisme