despotisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec despotès, « maître ».

Morale, Politique

Régime politique soumis à l'autorité d'un seul, qui s'arroge tous droits sur ceux qu'il gouverne.

C'est par essence, selon Montesquieu, que le despotisme est monstrueux. Le despote est « seul, sans loi et sans règle, (il) entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ». Dans un tel contexte, propre pour Montesquieu aux climats orientaux, c'est la peur qui pousse les hommes à entrer dans une telle servitude. « Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie, de l'honneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n'y est point nécessaire, et l'honneur y serait dangereux » (Esprit des lois, livre III, ch. 9).

Par où l'on voit que le despotisme est le seul de tous les régimes politiques distingués par Montesquieu (démocratie, aristocratie, despotisme) à ne comporter aucune nuance ni degré dans sa manière de gouverner : « Il n'y a point de tempéraments, de modifications, d'accomodements, de termes, d'équivalents, de pourparlers, de remontrances ». En effet, dans un tel tableau, l'unique alternative est celle qui oppose la vie et la mort ; désobéir, c'est s'exposer du même coup à perdre la vie d'une manière violente.

Bien que les deux termes soient connexes, il faut distinguer despotisme et tyrannie. Si les deux types de pouvoir ont pour ressort la peur et pour mode de gouvernement la force, seul le tyran se passe totalement de l'assentiment des hommes qu'il gouverne : au départ, le despote peut tirer sa légitimité d'un contrat-soumission passé entre chacun des membres du peuple, comme le montre Hobbes dans le Léviathan. Chacun cède la totalité de sa force et de son droit naturel, qui comprend sa liberté, en faveur d'un seul, qui n'est pas contractant. Le calcul consiste ici à échapper à la peur de la mort violente, et à préférer la vie à la mort. Pour réguler les passions humaines, qui dérivent toutes du désir des mêmes objets, et débouchent sur la guerre de tous contre tous, il faut une autorité qui totalise toutes les forces individuelles. Ce calcul des biens (une vie d'obéissance vaut mieux qu'une vie dans la terreur d'une mort violente) procède d'un réalisme anthropologique (l'homme est un être de désirs et de passions) et débouche sur un mode de gouvernement despotique et autoritaire qui n'a rien, dans son principe, de déréglé. Il faudrait dire que ce n'est que par dérivation que le despotisme peut ici devenir tyrannique, lorsque les termes du contrat ne sont plus respectés et que le despote instaure un nouveau régime de peur. Ainsi, pour Hobbes, la paix civile vaut tous les sacrifices, et notamment celui de sa liberté.

On voit, avec la constitution rationnelle et artificielle de l'État-Léviathan, que le despotisme est loin, ici, de correspondre à la description anarchique qu'en produisait tout-à-l'heure Montesquieu (le despotisme s'y marquait à son absence de lois et à son dérèglement). Au contraire, le despotisme est le seul moyen, pour Hobbes, de ramener l'ordre dans les rapports entre les hommes.

Le paradoxe qui résulte de ces deux conceptions d'un même objet s'explique par une différence de perspectives : si la paix civile constitue pour Hobbes une valeur absolue, elle ne saurait mériter, aux yeux de Montesquieu, qu'on immole en son nom sa liberté. C'est le point fort de la critique du contrat-soumission par Rousseau, dans le Contrat social : « On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit ; (...) mais qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi bien dans les cachots ; en est-ce assez pour s'y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l'antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant d'être dévorés » (livre I, ch. 4). Par où l'on voit que Rousseau récuse dans le despotisme le choix d'un système de valeur dans lequel la vie, le bios, l'emporte sur ce qui selon lui constitue notre humanité, c'est-à-dire notre liberté : « Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs » (Ibid.). Au contrat-soumission il substitue, à la suite de Locke (Traité du gouvernement), le modèle du contrat-dépôt dans lequel le peuple ou souverain est susceptible de retirer son pouvoir au gouvernant si celui-ci n'en respecte pas les termes. Le droit d'insurrection ou de résistance garantit que le gouvernant est contrôlé, dans la légitimité, par le peuple qui demeure souverain et dispose du vrai pouvoir. C'est donc cette possibilité de la désobéissance qui constitue la ligne de démarcation entre le despotisme et la démocratie.

Une telle conception du gouvernement des hommes procède, à l'inverse de Hobbes, d'une vision idéaliste de la nature humaine qui, si elle ne se fait pas d'illusion sur la réalité des rapports humains (voir le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes), vise à restaurer des vertus recouvertes par la dégénérescence de l'histoire. À ce même compte, et paradoxalement, on peut trouver un caractère despotique à la transitoire « dictature du prolétariat » chez Marx, qui cherche, à terme, à triompher de l'État (la dialectique historique devrait aboutir à son dépérissement progressif) pour rétablir des rapports d'égalité (et non plus de domination) entre les hommes.

Au total, la question du despotisme renvoie à la conception, réaliste ou idéaliste, de la nature de l'homme, et à celle de son action dans l'histoire : le réalisme anthropologique de Machiavel ou de Hobbes conduit à défendre l'autorité du prince, qui peut vite basculer dans une forme de cynisme. Rousseau, au contraire, à vouloir en finir avec le despotisme, assigne à l'homme d'autres fins que l'assouvissment de ses passions, et l'engage à réaliser la liberté qui le définit ; au nom de ce même idéal de liberté, mais aussi parce qu'il ne se fait pas d'illusions sur la réalité des rapports de pouvoir, Marx est conduit à dessiner une sorte de despotisme de transition, la dictature des dominés, destinée à en finir avec tout type de despotisme, avec la confiscation du pouvoir par un seul, qui « se change en loup » (Platon, République, 565a-566a).

Clara da Silva-Charrak

Notes bibliographiques

  • Derathé, R., Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Vrin, Paris, 1988.
  • Goldscmidt, W., Anthropologie et politique, les principes du système de Rousseau, Vrin, Paris, 1983.
  • Goldzink, J., Montesquieu et les passions, PUF, Paris, 2001.
  • Hobbes, T., Léviathan, trad. Tricaud, Sirey, Paris, 1971.
  • Locke, J., Le second traité du gouvernement, trad. Spitz, PUF, Paris, 1994.
  • Machiavel, N., Le Prince, trad. Fournel et Zancarini, PUF, Paris, 2000.
  • Marient, P., Naissances de la politique moderne, Payot, Paris, 1977.
  • Montesquieu, C. de S., De l'Esprit des lois, Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1964, p. 528-808.
  • Moreau, P.-F., Hobbes, philosophie, science, religion, PUF, Paris, 1989.
  • Platon, République, IX, trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950, p. 1114.
  • Rousseau, J.-J., Du contrat social, présentation par B. Bernardi, Garnier-Flammarion, Paris, 2001.
  • Senellart, M., Les arts de gouverner, Seuil, Paris, 1995.
  • Senellart, M., Machiavélisme et raison d'État, PUF, Paris, 1989.
  • Terrel, J., Les théories du pacte social, Seuil, Paris, 2001.

→ climat, contrat, esclave, état, liberté, pouvoir, raison d'état, tyrannie