Cependant, cela n'aura pas suffi à faire d'Avignon un « grand » festival. Outre le fait qu'Ostermeier n'est plus une découverte (il avait déjà été invité lors de précédentes éditions), il y a manqué ce « plus », ces instants de magie pure qui font dire plus tard « j'y étais ». Semblable en cela à l'ensemble de la saison théâtrale en France, Avignon, cette année, a trop joué la carte du consensus et de l'académisme de bon aloi pour rester dans les annales.

Au bonheur du « off »

Un Malade imaginaire hors norme présenté par Philippe Adrien

Cela explique-t-il ceci ? La vraie surprise est arrivée du festival « off » – c'est-à-dire en dehors de la programmation officielle –, avec Philippe Adrien. Metteur en scène discret, féru de Kafka et de psychanalyse, ce dernier est venu présenter au Grenier à sel un Malade imaginaire hors norme, interprété par une distribution composée en grande partie d'acteurs aux handicaps tous différents – aveugles, muets, malentendants, gens de petite taille ou géants. Le spectacle aurait pu se réduire à un exercice de style – comment créer un spectacle avec des handicapés. Sous la gouverne de Philippe Adrien, il s'est révélé d'une justesse parfaite. Chacun des comédiens s'y est montré étonnamment à sa place, donnant du fait même de son handicap un relief inédit à son personnage, tout en ouvrant des portes jusque-là ignorées – Bruno Netter tout le premier. Aveugle, il interprétait le « malade », en écho à la réplique d'un de ses proches : « Vous voyez les choses avec d'étranges yeux. » Ce Malade imaginaire a été repris au mois de septembre à la Cartoucherie de Vincennes, au Théâtre de l'Aquarium. Au même moment, Philippe Adrien présentait deux autres mises en scène à Paris : le Roi Lear, toujours à la Cartoucherie de Vincennes, au Théâtre de l'Aquarium (dont Philippe Adrien est le directeur) ; Monsieur de Pourceaugnac, au Vieux-Colombier (la seconde salle de la Comédie-Française). De la tragédie de Shakespeare à la farce de Molière, en passant par le Malade imaginaire, une même ligne se traçait : celle d'un théâtre qui dépasse les apparences, explore les zones d'ombre, se perd – et se retrouve – dans l'inconscient, entre rêve et cauchemar, angoisse métaphysique ou surréaliste et rire libérateur.

L'automne en festival

Autre festival incontournable, le Festival d'automne à Paris s'est ouvert en fanfare, au mois de septembre, avec un spectacle aussi inattendu qu'inclassable : les Entretiens avec Jean-Paul Sartre, août-septembre 1974, de Simone de Beauvoir. Adapté, joué et mis en scène par Sami Frey, il a été présenté en douze soirées, correspondant chacune à une partie du texte découpé et proposé à la manière d'un feuilleton. Là encore, ce qui aurait pu n'être qu'un exercice de style s'est révélé une suite éblouissante d'intelligence, Sami Frey donnant toute leur vie aux mots et aux idées par la seule vertu de sa voix et de sa présence. Pour le reste, la manifestation s'est caractérisée par une programmation composée de petites formes, présentées surtout au Théâtre de la Cité internationale – Bloods Links de et par William Yang, La Festa et Bar de Spiro Scimone, Mil quinientos metros de Federico Léon. Paradoxalement, à l'exception notable de la reprise du sidérant Giulio Caesare de Romeo Castellucci et de la Societas Raffaelli di Sanzio, le festival n'aura guère proposé de grande production internationale. C'est sans son appui que le Théâtre national de l'Odéon a accueilli le Woyzeck très attendu de Robert Wilson.

À l'Est, quoi de nouveau ?

De même, on n'y aura vu aucun spectacle en provenance des anciens pays de l'Est, pourtant très présente cette année en France, de Rennes à Nancy, en passant par Avignon qui les accueillait dans le cadre de son programme THEOREM. À côté du Lituanien Oskaras Korsunovas, metteur en scène de Visage de feu, une pièce de l'Allemand Marius von Mayenburg sur l'implosion de la société (au grand cri de « famille, je vous hais ! »), on a pu y découvrir le Polonais Krystof Warlikovski, avec un Hamlet très psychanalytique, et le Hongrois Laszlo Hudi, avec 1 003 Cœurs ou les Fragments d'un catalogue de Dom Juan aux Pénitents Blancs, et surtout Arpad Shilling, jeune Turc de la scène de 27 ans, qui a créé le scandale avec Neext. Parodie d'un reality-show en direct, avec arrestation du serial killer en direct et participation du public installé dans la salle de théâtre comme dans un studio de télévision, ce spectacle aux images violentes projetées sur écran vidéo en a choqué plus d'un. C'est ce même Neext qui a été l'invité de la MC 83 de Bobigny, ainsi que deux autres mises en scène de Arpad Schilling – Woyzeck et Fanatiques avec une adaptation des Sorcières de Salem d'Arthur Miller.

Théâtre de recherche en France

On est loin d'un théâtre de recherche, dont le représentant le plus radical en France est Claude Régy. On l'a vu avec sa création de Mélancholia, du Norvégien Jon Fosse, au Théâtre national de la Colline. Dans la suite de sa mise en scène de Quelqu'un va venir au Théâtre des Amandiers de Nanterre, la saison précédente, le metteur en scène a signé un spectacle fidèle à une épure minimaliste qui, refusant tout effet qui puisse détourner du texte l'attention du spectateur, tente de faire entendre non seulement les mots mais ce qui se « dit » entre les phrases, entre les « blancs ». C'est ce même effort que l'on a retrouvé avec Stanislas Nordey, proposant Violences de Didier-Georges Gabily au Théâtre national de la Colline. Cette « monstruosité » de cinq heures de spectacle, à voir en deux soirées ou à la suite, était constituée de deux parties. La première se présentait comme une « tragédie rurale » (Corps et tentations) aux allures d'enquête sur un fait divers – un homme assassiné et un bébé disparu dans une famille aux trois filles recluse sur des secrets inavoués au cœur d'une province perdue ; la seconde, comme une « comédie urbaine » sur les traces des trois filles venues à Paris en attente de rencontres et d'amour avant le grand départ pour l'Amérique. Stanislas Nordey a signé là une mise en scène d'une force d'autant plus oppressante qu'elle n'a jamais illustré le texte, mais en a donné à voir comme à entendre l'extraordinaire force brute et poétique uniquement par un jeu de signes et d'images prégnantes portées par le souffle de comédiennes exemplaires : Valérie Lang, Véronique Nordey, Sarah Chaumette. On peut ranger dans le même ordre le metteur en scène Alain Françon, créant au Théâtre national de la Colline le Crime du xxe siècle de l'Anglo-Saxon Edward Bond.

Les surprises de la saison

Un délire surréaliste pour le Fil à la patte de Feydeau