Partage d'exotismes

Pour sa cinquième édition, la Biennale de Lyon se consacre à la question du multiculturalisme. Sous le titre « Partage d'exotismes », elle pose la question de l'échange des signes artistiques entre les cinq continents. Pour cela, Thierry Raspail et Thierry Prat, les maîtres d'œuvre de la manifestation depuis dix ans, ont fait appel à Jean-Hubert Martin. Ancien directeur de la Kunsthalle de Berne, du musée national d'Art moderne, du château d'Oiron, puis du musée national des Arts d'Afrique et d'Océanie, Jean-Hubert Martin est avant tout connu pour son exposition « Les magiciens de la Terre », présentée à Paris en 1989, dans laquelle un commissaire d'art contemporain osait confronter des créations issues de cultures différentes où se mêlaient, dans un dialogue totalement inattendu qui devait ouvrir de nombreuses pistes, les œuvres d'artistes reconnus de notre monde occidental à celles d'autres artistes totalement inconnus dont les productions n'étaient bien souvent que le produit de croyances et de pratiques religieuses.

Avec cette Biennale, Jean-Hubert Martin poursuit sa réflexion sur les partages entre arts occidental et non occidental, en réunissant ici plus d'une centaine d'artistes venus des quatre coins du monde, avec pour point commun l'idée d'une possible perméabilité des signes et des contextes culturels. En 1989, il s'agissait d'affirmer l'existence d'une création non occidentale, trop peu connue, trop peu vue. Dix ans plus tard, le contexte a changé. Certaines œuvres traversent plus facilement les frontières Nord-Sud, la curiosité se fait croissante envers des propositions jusqu'alors très ignorées : « Sous le coup d'impulsions extérieures, rappelle Jean-Hubert Martin, notre regard sur l'art non occidental évolue lentement. Le niveau d'information a grandi, et, avec la dissémination du milieu artistique, de plus en plus de manifestations ont lieu dans des lieux encore inimaginables il y a vingt ans : Kwangju, Johannesburg ou La Havane. Au final, les institutions les plus résistantes à cette évolution sont les musées d'art moderne des grandes métropoles. » Avec la Biennale, il ne s'agit pas tant de présenter ces œuvres « exotiques » au public que de les confronter à la production occidentale posant cette question du transfert ou de l'échange culturel.

Un regard anthropologique sur l'art et ses productions

Pour cela, Jean-Hubert Martin s'est entouré d'un comité de réflexion composé de cinq anthropologues : Marc Augé, Alban Bensa, Jacques Leenhardt, Philippe Peltier et Carlo Severi, avec lesquels il a choisi de diviser la Halle Tony-Garnier (17 000 m2) en vingt-trois sections, chacune articulée sur un thème précis lié au domaine de l'activité et de la pensée : exotiser, incarner, cloner, tatouer, masquer, vêtir, habiter, transporter, manger, aimer, sexuer, changer, combattre, territoires, souffrir, guérir, mourir, idolâtrer, prier, interpréter, prédire... Autant de catégories qui par leur universalisme offrent des points de comparaison multiples, notamment celles liées aux activités quotidiennes. C'est le cas par exemple des pratiques culinaires. L'artiste américain Haim Steinbach met ainsi en scène, à hauteur d'œil, plusieurs centaines d'ustensiles de cuisine que lui ont prêtés les habitants de Lyon appartenant à des communautés très diverses. L'installation, monumentale, est un dispositif en forme de labyrinthe qui permet au visiteur d'apprécier l'hétérogénéité des comportements et codes alimentaires au gré du classement opéré par l'artiste. L'ensemble de la Biennale est conçu sur ce principe de déambulation. Le visiteur est convié à pénétrer dans un dédale structuré par des tentures, des cloisons, des caissons, parcours mis en scène par l'architecte Patrick Bouchain à qui l'on doit aussi, pour cette année 2000, l'organisation de l'opération des grandes roues sur les Champs-Élysées, lors de la Saint-Sylvestre... Ici, la scénographie est délibérément plus brute, moins spectaculaire. Elle joue assez peu avec les cimaises et privilégie plutôt l'espace de circulation autour des œuvres, dans un lieu ouvert qui fait parfois penser à un chantier. Les œuvres se dévoilent, apparaissent, disparaissent, au rythme de la déambulation dans ce labyrinthe. L'idée est de montrer que l'on peut faire dialoguer des artistes provenant de contextes complètement différents et dont les œuvres, que l'on peut parfois qualifier de traditionnelles, correspondent à d'autres systèmes de références, d'autres histoires et conventions culturelles que les nôtres, bousculant les critères généralement admis dans le monde très européocentriste de l'art contemporain. Cette Biennale réunit ainsi des artistes connus et reconnus de l'art occidental tels que Ben, Gilbert & George, François Morellet, Sol Le Witt, Antoni Tàpies, mais aussi Thomas Hirschorn ou Annette Messager... et des artistes jeunes ou moins jeunes, méconnus en Europe, venus de tous les horizons, de l'Indonésienne Arahmaiani et son lit de pierre au Chinois Cai Guo Qiang et son Jacuzzi, de la Camerounaise Pascale Marthine Tayou et sa voiture au Brésilien Tunga et ses réceptacles de verre. La diversité des supports (peinture, sculpture, photographie, installations, environnement, vidéo...) est un des signes de la variété des univers convoqués.

L'esthétique du divers

Le terme « exotisme » évoque la différence, l'ailleurs, l'autre, ce que le poète Victor Segalen appelle, au début du siècle, « le sentiment que l'on a de la pureté et de l'intensité du divers ». La sélection opérée par Jean-Hubert Martin entend montrer cet échange des diversités culturelles quand étranger et étrange se combinent pour construire l'efficacité visuelle de l'œuvre. Les travaux réunis ici nous parlent d'abord de mélanges. Bien évidemment, l'art est depuis toujours une suite d'appropriations, de contacts et d'influences, de métissages assumés ou pas. Au xixe siècle, la plupart des artistes font le voyage à Rome pour retrouver l'Antiquité qu'ils réinterprètent, d'autres préfèrent les rives de l'Afrique ou de l'Orient en quête d'une luxuriance plus primitive. Le xxe accélère ces échanges, bouleverse les frontières et le champ des pratiques artistiques. Il restait encore à assumer le partage de significations entre des aires culturelles bien différentes, au-delà des seules préoccupations primitivistes des premières avant-gardes (les cubistes, les fauves et l'art nègre). Aujourd'hui, à l'ère des technologies de l'information et de la mondialisation des échanges économiques, les différences sont plus facilement identifiées, plus canalisées. Si les cultures se rapprochent par des canaux de diffusion globalisés, cela ne signifie pas que les frontières disparaissent. Du fait même de la mondialisation, les individus ont tendance à revendiquer un sens de l'appartenance. La Biennale nous parle de cette question identitaire qui porte les artistes à refuser et embrasser tout à la fois la mixité et l'hybridation des références. L'échange, globalement homogène dans le système de la consommation, l'est-il autant dans le domaine des idées et des formes ? S'il est un terrain où les cultures trouvent à la fois leur identité et le partage possible d'un langage universel, c'est bien le corps. Le corps dans ses manifestations les plus visibles, le corps comme signe d'appartenance sociale au groupe ou comme territoire de revendication d'une singularité. Les marquages corporels apparaissent ainsi comme un véhicule privilégié d'échange de motifs, alors que se diffuse largement dans la jeunesse occidentale l'usage du tatouage. Dans la Biennale, le groupe d'artistes français « Art Orienté Objet » présente ses Skin Cultures, tatouages sur peau présentés dans des bocaux de verre. Il s'agit pour eux de révéler à partir de ces prélèvements sur le corps social l'indice d'un refoulement vers une conscience plus animale du corps : « Le tatouage apparaît comme une façon de se fondre avec la représentation animale. » Le manteau de peau devient aussi l'outil d'un recouvrement de notre part animale. Le devenir animal est le sujet adopté par de nombreux artistes de cette Biennale, en particulier Jane Alexander, venue d'Afrique du Sud avec ses monstres hybrides, mi-humains, mi-animaux, ou le Grec Aspassio Haronitaki, qui exploite les possibilités offertes par l'image numérique avec laquelle il greffe virtuellement des fourrures d'animaux sur son propre corps.

Idoles et rituels : l'exotisme de la vanité

Ce goût pour l'hybridation se retrouve dans de nombreuses œuvres de cette Biennale. L'artiste Jian Guo Sui habille le discobole antique d'un costume Mao, dans une curieuse symbiose entre philosophie grecque et révolution culturelle de l'empire du Milieu qui est aussi un pied de nez ironique aux canons très académiques de la doxa esthétique du régime chinois. En revers, l'artiste chinois Yan-Pei Ming, installé depuis plusieurs années en France, revisite la tradition du portrait officiel maoïste en délivrant la représentation du grand commandeur des oripeaux du naturalisme hagiographique au moyen d'une facture expressionniste, très empâtée, chargée d'une lourde matière toute de gris, blanc et noir. Le cas le plus démonstratif et ludique, le plus littéral aussi, de ces hybridations interculturelles est celui des sculptures du Colombien Nadin Ospina, qui recompose une salle de musée ethnographique où sont exposées des céramiques et des sculptures pseudo précolombiennes représentant les nouvelles effigies de l'industrie du divertissement, les héros de bandes dessinées américaines. Le visage de Mickey se glisse dans les ors de Bogotá ou dans des poteries mochica. Le couple des Simpson est pétrifié dans des attitudes hiératiques qui simulent une facture archéologique à destination de ceux qui, demain, poseront un regard anthropologique sur nos sociétés. Même chose avec les crânes sous vitrine de l'Allemand Andreas Dettloff.